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Adonis, le charmeur de mots
Entretien par Renaud EgoL’arabe
est la langue de sa poésie. Adonis, Syrien de France, est l’un des plus
grands poètes contemporains. L’institut du Monde arabe, à Paris, expose
son œuvre plastique. Étonnante. Comment
est née votre curiosité pour la peinture ? Elle
est née au contact des peintres. J’ai connu depuis 50 ans beaucoup de
peintres arabes. Souvent, ce sont eux qui ont pris l’initiative de ces
rencontres, en illustrant mes poèmes. L’un des premiers fut Shafiq Abbud,
puis sont venus Mohamnad Omar Khalil, Marwan, Ziad Dalloul, Selim Abdulah et
beaucoup d’autres. Contrairement à ce que l’on pense souvent, la peinture
arabe est très riche, peut-être beaucoup plus que ne l’est la poésie
arabe actuelle.
Qu’avez-vous appris d’essentiel
à leur contact ? A
connaître intimement leur travail ; mais aussi à mieux connaître le mien.
En particulier, j’ai mieux compris avec eux comment créer une forme poétique,
y compris dans sa relation à l’espace, à la page sur laquelle le texte se
dispose. De la position du spectateur, voire du complice amical de la peinture, vous êtes passé à celle d’un praticien, en réalisant depuis une dizaine d’années, des collages. Je
n’utilise pas le mot « collage » pour désigner mon travail. Je préfère
me servir d’un terme arabe, celui de raqima
qui désigne une page sur laquelle on trouve en même temps l’écriture,
la couleur et le dessin. Le mot collage donne trop l’impression d’une
fabrication, alors que celui de raqima insiste
davantage sur la spécificité de cette création. Ce
mot désigne-t-il un genre littéraire ou pictural traditionnel dans la
culture arabe ? Non.
C’est un mot qui dit seulement et en même temps: couleur, forme et écriture,
comme s’il portait en lui l’intuition que ces trous ternies ont un point
d’intersection.
Pourquoi le poète des territoires
spirituels invisibles que vous êtes a-t-il ressenti le besoin d’explorer
cet espace du visible ? Toute
mon œuvre de poète repose sur cette conviction que l’art, la poésie
n’expriment pas l’existence ou l’être humain mais les complètent.
Exprimer une chose, c’est toujours n’en dire qu’une partie, fort
heureusement d’ailleurs. Quand je parle, je ne m’exprime pas, je me
projette. La poésie, l’art, sont donc un prolongement de l’existence. Par
eux, je ne cherche pas à reproduire la réalité ni même à la saisir, mais
à en inventer une autre qui va éclore et continuer à se déployer hors et
en avant de celle dont elle vient. Ce
que vous signifiez par l'aphorisme / Je viens de l'avenir/ ? En
quelque sorte, oui. Écrire un poème ou réaliser un raqima,
c’est ouvrir un nouvel horizon. Cela induit de créer de nouveaux
rapports entre les mots et les choses, comme si vous forciez l’existence à
se mouvoir avec vous. Et là sans doute SC pose la question du visible et de
l’invisible. Pour moi, ils sont intimement liés. On ne peut pas comprendre
le premier si l’on n’est pas ouvert à ses dimensions cachées. Pour voir
le visible, il faut en quelque sorte « voir » l’invisible, c’est la
condition pour ouvrir un nouvel horizon intérieur de l’être par où
l’on peut à la fois sortir de soi et se prolonger. Peut-être est-ce cela
que je cherche avec les raqima :
voir l’invisible. L'ecriture
y tient une place essentielle peut-etre celle d'un horizon primitif. Les mots
y forment-ils un poeme ? Parfois
ce sont des poèmes d’autres poètes; parfois ce sont de simples mots, des
fragments de phrase. Mais ce qui m’importe avec eux, c’est leur
calligraphie. Dans la culture arabe, la
calligraphie n’est pas une simple écriture. Il s’agit d’une création
formelle et, depuis ma plus lointaine enfance, l’on m’a enseigné que la
beauté d’une calligraphie désigne aussi la beauté – dans
le sens le plus noble du terme – de celui qui en est l’auteur. Mais la
calligraphie est aussi une abstraction : elle n’exprime pas les choses désignées
par les mots mais la force des choses, l’invisible des choses, leur esprit.
J’ai donc naturellement trouvé dans la calligraphie un prolongement à
mon travail de poète. Par l’un comme par l’autre, je peux exprimer leurs
possibilités internes de métamorphose, donc leur force intérieure. Oui
mais dans votre raqima, votre graphie n'est pas une "belle"
calligraphie. Pas de prouesse de dessin; au contraire, une apparente pauvrete.
Que cherchez vous en elle ? La
simplicité. J’écris des mots et je les décompose bien souvent pour
donner la version la plus élémentaire des lettres qui les forment, jusqu’à
être illisibles d’ailleurs. Choisissez-vous
aussi les autres materiaux qui composent vos raqima pour leur absence de
quakites leur insignifiance? Et d'abord, ou les trouvez-vous ? Je
les récolte en marchant. Parfois, j’emporte un sac et je ramasse ces petits
rebuts de cordes, ces bouts de métal ou de chiffons, ces éclats de bois. Les
gens me regardent avec un grand étonnement, comme si j’étais un peu fou,
mais je les salue, ce qui les étonne plus encore, sans cesser de continuer ma
collecte, et tout se passe très bien. C’est une collecte très joyeuse. Ecriture
ruinee, materiaux ignobles ou insignifiants: vos collages participent-ils
d'une esthetique des decombres ? Un
peu, oui. Les raqima sont en effet
formés de choses insignifiantes. Ce sont des riens, des nullités, mais à
l’aide de ces fragments privés de signification, je peux composer une forme
riche de sens. Pour écrire un nouveau poème, il faut toujours vider les
mots de leur ancien contenu afin qu’ils suscitent de nouveaux rapports entre
les mots et les choses, et ainsi, soient capables de créer un nouveau sens.
Avec les raqima,
c’est presque le contraire : les éléments qui les composent sont déjà
vidés de tout sens. Je travaille dans les ruines, dans le presque rien, et là
quelque chose commence, quelque chose qui se construit à l’aide de ce qui a
été détruit. Même les lettres, les mots y sont rendus à leurs qualités
possibles, et rarement explorées, de texture et de couleur, de dessin aussi
parfois. L’écriture y est vidée de son poids d’histoire, de ses racines
et de tout ce passé où s’agite le refoulé, le non dit de la culture
arabe.
Comment
procedez-vous ? Sans
méthode. Je joue, j’essaye des combinaisons de formes, je cherche des
relations entre des matériaux qui n’en ont pas, sans bien savoir où je
vais, jusqu’au moment où je pense avoir trouvé une solution, un équilibre,
alors je m’arrête. Cette dimension du jeu est essentielle. Elle existe
aussi dans un poème car on ne peut jamais vraiment en commencer un sans jouer
un peu. Mais le jeu avec les mots porte en lui le risque de constructions
purement artificielles, où les mots perdent leur sève et deviennent de
simples cailloux. Lorsqu’on manipule des matériaux avec ses mains,
lorsqu’on les assemble, il est possible d’inventer une forme neuve. Le
faire avec des mots est beaucoup plus difficile et beaucoup plus rare. Avez-vous
une intuition de la forme que vous allez chercher dans un nouveau raqima ? Ah
non, jamais ! Jamais je ne commence avec une idée préconçue. D’ailleurs
je crois que, en partant avec une idée trop claire, on n’arrive à rien. Ce
qui demeure aujourd’hui de liberté, dans un monde où tout se calcule, où
tout se mesure, où tout se définit, réside pour moi dans cet indéfinissable
pouvoir de la créativité. Ce qui échappe au calcul : voilà qui est pour
moi essentiel, voilà à quoi il faut œuvrer. Je suis tellement opposé à
cette littérature qui aujourd’hui s’incline devant la force des médias,
au point de se plier à leurs exigences, et de devenir de petits objets
standardisés, qui doivent servir comme de simples machines. C’est terrible
de faire d’un poème ou d’une œuvre une chose utile! L’inutile est
notre fortune. Que
cherchez-vous dans les raqima que vous ne trouvez pas dans les poemes ? Peut-être
une forme de liberté totale ce que je sais ne pas pouvoir atteindre dans le
poème à cause de la censure. Je ne parle pas là d’une censure politique
ou idéologique, mais d’une censure organique à la culture arabe. Voyez
comment domine aujourd’hui dans notre culture la poésie d’inspiration
religieuse, patriotique ou politique. Comme poésie, elles ne valent rien!
Mais la poésie en tant qu’aventure spirituelle totale, aventure d’une
pensée libre, est toujours occultée dans le monde arabe par la place et
l’autorité qu’y possède le Coran. Les raki
ma m’ont ouvert un espace qui ne peut pas être censuré, (lui refuse
toute censure, parce que celle-ci n’a pas de prise sur eux. PROPOS RECUEILLIS PAR RENAUD EGO«
Adonis, un poète dans le monde d’aujourd’hui», Institut du Monde Arabe,
1, rue des Fossés Saint-Bernard, 75005 Paris, tél. 01 40 51 38 38,
jusqu’au 18 février. Le catalogue édité par l’IMA rassemble de nombreux
textes sous la direction d’Alain Jouffroy, 328 p. Des « raqimas »
d’Adonis sont présentés à la galerie Area, 10, rue de Picardie, 75003
Paris, tél. 01 42 72 68 66. |
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