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Les mystères de la lettre Nūn[1] La
lettre nūn, dans l’alphabet
arabe comme dans l’alphabet hébraïque, a pour rang 14 et pour valeur numérique
50 ; mais en outre, dans l’alphabet arabe, elle occupe une place plus
particulièrement remarquable, car elle termine la première moitié de cet
alphabet, le nombre total des lettres de celui-ci étant de 28, au lieu de 22
dans l’alphabet hébraïque. Quant à ses correspondances symboliques, cette
lettre est considérée surtout, dans la tradition islamique, comme représentant
el-Hût‚ la baleine, ce qui est
d’ailleurs en accord avec le sens originel du mot nūn lui-même qui la désigne, et qui signifie aussi « poisson » ;
et c’est en raison de cette signification que Seyidnā
Yūnus (le prophète Jonas) est appelé Dhū-n-Nūn.
Ceci est naturellement en rapport avec le symbolisme général du poisson,
et plus spécialement avec certains des aspects que nous avons envisagés ici
dans l’étude précédente,[2] notamment, comme nous
allons le voir, celui du « poisson-sauveur », que ce soit le Matsya-avatāra
de la tradition hindoue ou l’Ichthus
des premiers chrétiens. La baleine, à cet égard, joue aussi le même rôle
qui est joué ailleurs par le dauphin, et, comme celui-ci, elle correspond au
signe zodiacal du Capricorne, en tant que porte solsticiale donnant accès à la
« voie ascendante » ; mais
c’est peut-être avec le Matsya-avatāra
que la similitude est la plus frappante, comme le montrent les considérations
tirées de la forme de la lettre nūn,
surtout si on les rapproche de l’histoire biblique du prophète Jonas. Pour
bien comprendre ce dont il s’agit, il faut tout d’abord se souvenir que Vishnu, se manifestant sous
la forme du poisson (Matsya), ordonne à Satyavrata, le futur Manu
Vaivaswata, de construire l’arche dans laquelle devront être enfermés
les germes du monde futur, et que, sous cette même forme, il guide ensuite
l’arche sur les eaux pendant le cataclysme qui marque la séparation des deux Manvantaras
successifs. Le rôle de Satyavrata est ici semblable à celui de Seyidnā
Nūh (Noé), dont l’arche contient également tous les éléments qui
serviront à la restauration du monde après le déluge ; peu importe
d’ailleurs que l’application qui en est faite soit différente, en ce sens
que le déluge biblique, dans sa signification la plus immédiate, paraît
marquer le début d’un cycle plus restreint que le Manvantara ; si
ce n’est pas le même événement, ce sont du moins deux événements
analogues, où l’état antérieur du monde est détruit pour faire place à un
état nouveau.[3]
Si maintenant nous comparons l’histoire de Jonas à ce que nous venons de
rappeler, nous voyons que la baleine, au lieu de jouer seulement le rôle du
poisson conducteur de l’arche, s’identifie en réalité à l’arche elle-même ;
en effet, Jonas demeure enfermé dans le corps de la baleine, comme Satyavrata
et Noé dans l’arche, pendant une période qui est aussi pour lui, sinon pour
le monde extérieur, une période d’« obscuration », correspondant
à l’intervalle entre deux états ou deux modalités d’existence ; ici
encore, la différence n’est que secondaire, les mêmes figures symboliques étant
toujours, en fait, susceptibles d’une double application macrocosmique et
microcosmique. On sait d’ailleurs que la sortie de Jonas du sein de la baleine
a toujours été regardée comme un symbole de résurrection, donc de passage à
un nouvel état ; et ceci doit être rapproché, d’autre part, du sens de
« naissance » qui, dans la Kabbale hébraïque surtout, s’attache
à la lettre nūn, et qu’il faut entendre spirituellement comme une
« nouvelle naissance », c’est-à-dire une régénération de l’être
individuel ou cosmique. C’est
ce qu’indique très nettement la forme de la lettre arabe nūn :
cette lettre est constituée par la moitié inférieure d’une circonférence,
et par un point qui est le centre de cette même circonférence. Or, la
demi-circonférence inférieure est aussi la figure de l’arche flottant sur
les eaux, et le point qui se trouve à son intérieur représente le germe qui y
est contenu ou enveloppé ; la position centrale de ce point montre
d’ailleurs qu’il s’agit en réalité du « germe d’immortalité »,
du « noyau » indestructible qui échappe à toutes les dissolutions
extérieures. On peut remarquer aussi que la demi-circonférence, avec sa
convexité tournée vers le bas, est un des équivalents schématiques de la
coupe ; comme celle-ci, elle a donc, en quelque sorte, le sens d’une
« matrice » dans laquelle est enfermé ce germe non encore développé,
et qui, ainsi que nous le verrons par la suite, s’identifie à la moitié inférieure
ou « terrestre » de l’« Œuf du Monde ».[4]
Sous cet aspect d’élément « passif » de la transmutation
spirituelle, El-Hūt est aussi,
d’une certaine façon, la figure de toute individualité, en tant que celle-ci
porte le « germe d’immortalité » en son centre, qui est représenté
symboliquement comme le cœur ; et nous pouvons rappeler à ce propos les
rapports étroits, que nous avons déjà exposés en d’autres occasions, du
symbolisme du cœur avec celui de la coupe et avec celui de l’« Œuf du
Monde ». Le développement du
germe spirituel implique que l’être sort de son état individuel, et du
milieu cosmique qui en est le domaine propre, de même que c’est en sortant du
corps de la baleine que Jonas est « ressuscité » ; et, si l’on se souvient de ce que nous avons écrit précédemment,
on comprendra sans peine que cette sortie est encore la même chose que celle de
la caverne initiatique, dont la concavité même est aussi représentée par
celle de la demi-circonférence du nūn.
La « nouvelle naissance » suppose nécessairement la mort à
l’ancien état, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un monde ; mort
et naissance ou résurrection, ce sont là deux aspects inséparables l’un de
l’autre, car ce ne sont en réalité que les deux faces opposées d’un même
changement d’état. Le nūn,
dans l’alphabet, suit immédiatement le mīm,
qui a parmi ses principales significations celle de la mort (el-mawt),
et dont la forme représente l’être complètement replié sur lui-même,
réduit en quelque sorte à une pure virtualité, à quoi correspond
rituellement l’attitude de la prosternation ; mais cette virtualité, qui
peut sembler un anéantissement transitoire, devient aussitôt, par la
concentration de toutes les possibilités essentielles de l’être en un point
unique et indestructible, le germe même d’où sortiront tous ses développements
dans les états supérieurs. Il
convient de dire que le symbolisme de la baleine n’a pas seulement un aspect
« bénéfique », mais aussi un aspect « maléfique »,
ce qui, outre les considérations d’ordre général sur le double sens des
symboles, se justifie encore plus spécialement par sa connexion avec les deux
formes de la mort et de la résurrection sous lesquelles apparaît tout
changement d’état, suivant qu’on l’envisage d’un côté ou de
l’autre, c’est-à-dire par rapport à l’état antécédent ou à l’état
conséquent. La caverne est à la fois un lieu de sépulture et un lieu de
« renaissance », et, dans l’histoire de Jonas, la baleine joue précisément ce
double rôle ; du reste, ne pourrait-on pas dire que le Matsya-avatāra
lui-même se présente d’abord sous l’apparence néfaste
d’annonciateur d’un cataclysme, avant de devenir le « sauveur »
dans ce cataclysme même ? D’autre part, l’aspect « maléfique »
de la baleine s’apparente manifestement au Léviathan
hébraïque[5] ;
mais il est surtout représenté, dans la tradition arabe, par les « filles
de la baleine » (benāt
el-Hūt), qui, au point de vue
astrologique, équivalent à Rāhu et
Kētu dans la tradition hindoue,
notamment en ce qui concerne les éclipses, et qui, dit-on, « boiront la
mer » au dernier jour du cycle, en ce jour où « les astres se lèveront
à l’Occident et se coucheront à l’Orient ». Nous ne pouvons insister
davantage sur ce point sans sortir entièrement de notre sujet ; mais nous
devons tout au moins appeler l’attention sur le fait qu’on retrouve encore
ici un rapport immédiat avec la fin du cycle et le changement d’état qui
s’ensuit, car cela est très significatif et apporte une nouvelle confirmation
aux considérations précédentes. Revenons
maintenant à la forme de la lettre nūn,
qui donne lieu à une remarque importante au point de vue des relations qui
existent entre les alphabets des différentes langues traditionnelles :
dans l’alphabet sanscrit, la lettre correspondante na, ramenée à ses
éléments géométriques fondamentaux, se compose également d’une
demi-circonférence et d’un point ; mais ici, la convexité étant tournée
vers le haut, c’est la moitié supérieure de la circonférence, et non plus
sa moitié inférieure comme dans le nūn
arabe. C’est donc la même figure placée en sens inverse, ou, pour parler
plus exactement, ce sont deux figures rigoureusement complémentaires l’une de
l’autre ; en effet, si on les réunit, les deux points centraux se
confondant naturellement, on a le cercle avec le point au centre, figure du
cycle complet, qui est en même temps le symbole du Soleil dans l’ordre
astrologique et celui de l’or dans l’ordre alchimique.[6]
De même que la demi-circonférence inférieure est la figure de l’arche, la
demi-circonférence supérieure est celle de l’arc-en-ciel, qui en est
l’analogue dans l’acception la plus stricte du mot, c’est-à-dire avec
l’application du « sens inverse » ; ce sont aussi les deux
moitiés de l’« Œuf du Monde »,
l’une « terrestre », dans
les « eaux inférieures », et l’autre « céleste »,
dans les « eaux supérieures » ; et la figure circulaire,
qui était complète au début du cycle, avant la séparation de ces deux moitiés,
doit se reconstituer à la fin du même cycle.[7] On pourrait donc dire que
la réunion des deux figures dont il s’agit représente l’accomplissement du
cycle, par la jonction de son commencement et de sa fin, d’autant plus que, si
on les rapporte plus particulièrement au symbolisme « solaire »,
la figure du na sanscrit correspond au Soleil levant et celle du nūn
arabe au Soleil couchant. D’autre part, la figure circulaire complète est
encore habituellement le symbole du nombre 10, le centre étant 1 et la circonférence
9 ; mais ici, étant obtenue par l’union de deux nūn, elle
vaut 2 Ï 50 = 100 = 10², ce qui indique
que c’est dans le « monde intermédiaire » que doit s’opérer la
jonction ; celle-ci est en effet impossible dans le monde inférieur, qui
est le domaine de la division et de la « séparativité », et, par
contre, elle est toujours existante dans le monde supérieur, où elle est réalisée
principiellement en mode permanent et immuable dans l’« éternel présent ». À
ces remarques déjà longues, nous n’ajouterons plus qu’un mot, pour en
marquer le rapport avec une question à laquelle il a été fait allusion ici
dernièrement[8] :
ce que nous venons de dire en dernier lieu permet d’entrevoir que
l’accomplissement du cycle, tel que nous l’avons envisagé, doit avoir une
certaine corrélation, dans l’ordre historique, avec la rencontre des deux
formes traditionnelles qui correspondent à son commencement et à sa fin, et
qui ont respectivement pour langues sacrées le sanscrit et l’arabe : la
tradition hindoue, en tant qu’elle représente l’héritage le plus direct de
la Tradition primordiale, et la tradition islamique, en tant que « sceau
de la Prophétie » et, par conséquent, forme ultime de l’orthodoxie
traditionnelle pour le cycle actuel. *** *** *** [1]
[René Guénon, Symboles de la Science sacrée, coll. « Tradition »,
Éditions
Gallimard, 1962, ch. XXIII.] [2]
« Quelques aspects du symbolisme du poisson », in Symboles de
la Science sacrée, ch. XXII. [Ed.] [3]
Cf. Le Roi du Monde, ch. XI. [4]
Par un curieux rapprochement, ce sens de « matrice »
(la yoni sanscrite) se trouve aussi impliqué dans le mot grec delphus,
qui est en même temps le nom du dauphin. [5]
Le Makura hindou,
qui est aussi un monstre marin, bien qu’ayant avant tout la signification
« bénéfique » attachée au signe du Capricorne dont il occupe
la place dans le Zodiaque, n’en a pas moins, dans beaucoup de ses
figurations, quelques traits qui rappellent le symbolisme « typhonien »
du crocodile. [6]
On pourra se rappeler ici le symbolisme du « Soleil
spirituel » et de l’« Embryon d’or » (Hiranyagarbha) dans la tradition
hindoue ; de plus, suivant certaines correspondances, le nūn
est la lettre planétaire du Soleil. [7]
Cf. Le Roi du
Monde, ch. XI. [8]
F.
Schuon, « Le Sacrifice »,
dans Études Traditionnelles,
avril 1938, p. 137, note 2. [Le passage visé par cette mention dit :
« … pour en revenir à l’Inde, on est en droit de dire que
l’expansion d’une tradition orthodoxe étrangère, l’islamisme, paraît
indiquer que l’hindouisme lui-même ne possède plus la pleine vitalité
ou actualité d’une tradition intégralement conforme aux conditions
d’une époque cyclique déterminée. Cette rencontre de l’islamisme, qui
est l’ultime possibilité issue de la tradition primordiale, et de
l’hindouisme, qui en est sans doute le rameau le plus direct, est
d’ailleurs fort significative et donnerait lieu à des considérations
bien complexes ».]
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