french arabic

 

Expériences de non-violence

Une expérience personnelle et ses correspondances avec les travaux de René Girard et Jim Douglass*

 

Yann Forget

 

La résolution des conflits par la non-violence est un changement beaucoup plus fondamental que nous le pensons généralement. Nous sous-estimons donc les difficultés que nous pouvons rencontrer, et les résultats possibles d’un tel changement pour l’humanité toute entière.

Malgré leur origine différente, l’un issu de la recherche scientifique, l’autre de l’action militante, les travaux de René Girard et de Jim Douglass présentent des similarités remarquables. Tous deux analysent les Évangiles et montrent pourquoi et comment ils apportent une révolution dans notre attitude et notre mode de pensée. Tous deux montrent la possibilité d’éviter la violence comme moyen d’action, mais avec des analyses et des objectifs différents. Girard apporte une nouvelle hypothèse scientifique pour expliquer la violence dans la société, tandis que Douglass milite pour un changement spirituel par l’action non-violente et comme conséquence de celle-ci. Ce sont toutes deux des théories qui bouleversent nos vieilles habitudes et nos préjugés communs.

Plusieurs expériences d’actions directes non-violentes me font penser qu’ils ont raison de prétendre à l’aspect révolutionnaire de leurs théories. Ces expériences sont singulières quand on considère leur déroulement, leur organisation et les participants qui y ont pris part. Elles ont en commun d’avoir réuni des personnes d’origines diverses où la cohésion du groupe a agi comme un matériau fissile pour atteindre une masse critique. Elles ont eu lieu dans différents pays et ont complètement changé la vie de la plupart des participants.

Ce processus de changement n’est pas un fait matériel, mais un « événement vivant », un sentiment, qui peut être différent pour chaque participant. Ce sentiment est difficile à décrire car il est très éloigné du vécu quotidien, et même le vocabulaire de son développement est particulier. Il a influencé des personnes de tous âges, de toutes cultures et de toutes professions. Mais le résultat pour chaque participant est un profond changement qui met en question tout ce qui était habituellement accepté comme normal.

Quelques-unes de ces actions ont eu lieu au Pays Basque (Espagne) en 1988 lors d’un Pèlerinage International pour la Paix. Nous avons été accueilli par des groupes non-violents et participé à des vigiles publiques pour se recueillir et protester suite au décès de personnes tuées lors de violences politiques (policiers et militants). Ces groupes non-violents ont été fondés par des personnes qui avaient eu des victimes dans leur propre famille, et de nombreux participants étaient directement concernés car les victimes leur étaient proches. À San Sebastian, lors d’une célébration très émouvante, chaque participant a déposé une bougie sur le sol qui ont formé un cercle de centaines de lumières. Des centaines de passants ont assisté à cet événement. À Bilbao, plusieurs milliers de personnes se sont recueillies en silence. Un sentiment de force pacifique a grandi jusqu’à devenir presque palpable.

De telles actions non-violentes n’ont pas besoin d’être spectaculaires, mais elles doivent être fraternelles comme cette nuit de Noël passée avec quelques amis devant le Quartier Général des Forces Américaines en Europe (EUCOM) à Stuttgart en Allemagne. L’un des soldats de garde, qui était juif et pour qui Noël n’avait pas de signification particulière, est venu nous parler. Ensuite nous avons chanté ensemble. Comme il restait plus longtemps que prévu, ses chefs l’ont rappelé à l’ordre, mais il est revenu et est resté avec nous. Il fut finalement transféré de son poste comme il devenait trop amical avec nous.

Dans la plupart des manifestations, cette dimension de l’action est absente. L’accent est mis sur des revendications politiques, et les autres aspects sont négligés.

En 1990, au commencement du Pèlerinage International de la Paix devant la centrale nucléaire Superphenix, les participants ont formé un cercle main dans la main et ont partagé une « prière » gestuelle silencieuse. Un militant écologiste français m’a dit plus tard que cet acte « religieux » n’était pas « nécessaire » dans les actions non-violentes. Je pense que cela est fondamentalement faux. Ce geste a créé un sentiment de groupe et des relations entre les participants. De plus, la télévision a spécialement filmé cette « prière » qui a été montrée lors des informations du soir. Indirectement, elle a brisé une barrière entre les militants et le public. La plupart des actions du mouvement écologiste ne comprennent pas ce genre de partage, et les résultats sont souvent décevants, dans la réponse du public et l’intérêt des médias.

Jim Douglass raconte dans son livre Comme un éclair de l’Orient à l’Occident un événement qui a changé sa vie. Il dit comment, après avoir répandu du sang sur des documents militaires secrets préparant des actions de guerre de l’armée américaine au Vietnam, il est devenu conscient du potentiel de la non-violence pour transformer des personnes et changer les structures qui maintiennent des injustices et une violence structurelle. Il explique comment des employés de la base militaire ont quitté leur travail pour raison de conscience et sont venus participer aux manifestations. Plus tard, il a commencé un mouvement contre le « Train Blanc » qui transportait des armes nucléaires entre l’usine de Pantex au Texas et la base de sous-marins de Bangor, près de Seattle. Le gouvernement américain a arrêté le transport d’armes nucléaires par train à la suite de ce mouvement.

Pour Jim Douglass, il existe une force spirituelle, inconcevable pour nous aujourd’hui, qui correspond dans l’histoire à la réalité physique qu’Einstein a découverte et qui a conduit à la bombe atomique. La réalité spirituelle serait la non-violence que Jésus a découverte dans le désert et qui a été expérimentée par Gandhi. Il écrit : « Je crois qu’il existe, qu’il doit exister, une réalité spirituelle correspondant à E = mc2 car, du point de vue de l’harmonie créatrice, l’univers ne serait pas complet sans elle, et car, du point de vue de la liberté morale, l’humanité est condamnée à l’extinction sans elle. […] Il est impératif que nous découvrions l’équation spirituelle correspondant à l’équation physique d’Einstein. » (pp. 4-5, voir bibliographie).

Pour René Girard, un chercheur français à l’université de Stanford, en Californie, ce n’est pas une opinion spirituelle, mais une théorie scientifique. Ses conclusions sur la violence conduisent à une conséquence fondamentale pour la violence comme moyen de changer la société. Les Évangiles et les textes qui révèlent le rôle et les conséquences de la violence collective, modifient le comportement humain dans ses relations et ses pensées. La violence n’est plus un moyen d’action incontournable. Des êtres humains découvrent alors, consciemment ou inconsciemment, d’autres moyens de penser et d’agir. Nous pouvons prendre conscience de cette découverte si nous comprenons que les moyens non-violents sont différents dans leur nature profonde. En effet, ces moyens sont souvent utilisés sans le savoir, mais ils perdent alors une partie de leur efficacité.

La pensée de René Girard réconcilie la spiritualité et les sciences humaines : l’action peut être basée à la fois sur une expérience scientifique et sur une foi religieuse sans contradictions. Il écrit : « Le seul moyen qui est encore ouvert est celui qui n’exclut personne et qui n’est pas produit par la violence. » (Des choses cachées…, p. 467). Ou encore, « les enfants voient ces vérités négligées par le sage et le savant, et ce point de non-retour : la compétition mimétique donne à l’humanité un potentiel de violence tel que le seul moyen de survie pour l’espèce est le renoncement unanime à la violence. Nous ne pouvons penser détruire l’Autre sans se détruire soi-même… » (René Girard et le problème du mal, p. 52).

Quand nous utilisons la violence, nous détruisons ou participons à la destruction de tout bien créé par les êtres humains depuis qu’ils existent. Car non seulement la violence détruit le but auquel elle est appliquée, mais aussi son origine. Pourtant, la destruction de son origine n’est pas aussi apparente que celle du but, ce qui conduit à croire au « bénéfice » de la violence. C’est le défaut majeur dans la théorie marxiste du changement. La violence a un effet psychologique négatif sur les personnes qui l’utilisent. Et ces personnes ne rendent pas compte que leur personnalité a changé en utilisant la violence. Et une société qui utilise la violence contre une autre ou contre elle-même, devient moins démocratique et encourage ses citoyens à utiliser la violence. Quelque soit la situation, la violence produit de très sérieuses conséquences dans les relations humaines. Elle crée la peur, qui elle-même engendre la violence. La violence est donc auto-génératrice. « Jette ton épée et la peur ne t’atteindra plus, » dit Gandhi. Utiliser la violence pour résoudre un conflit créé un cercle sans fin de vengeance et de contre-vengeance. Cela ne peut que mener à la mort symbolique ou réelle. La mort symbolique, c’est la prison, l’exclusion, l’humiliation et la subjection. La violence réelle, c’est la mort sur l’échafaud, la chaise électrique ou la guerre.

La non-violence brise ce cercle sans fin comme les neutrons brisent les noyaux atomiques lors d’une explosion nucléaire. La non-violence crée une énergie contagieuse qui atteint ceux qui l’utilisent comme ceux à qui elle s’oppose. Dans Le bouc émissaire, René Girard montre que la violence est à l’origine des mythes et des rituels et, par là, à l’origine de la plupart des phénomènes culturels. « Il n’y a pas d’autre cause de la violence que la croyance universelle que la cause est ailleurs. [...] Tous sont également responsables, mais personne ne veut accepter de responsabilités. [...] Les religions et les cultures recouvrent la violence car elles sont basées dessus et elles se perpétuent par elle. Découvrir leur secret apporte une solution qui doit être scientifique à la plus grande énigme de toutes les sciences humaines, celle de la nature et de l’origine de la religion. » (p. 141, emphase dans l’original). Girard critique les scientifiques et les modernes qui « font des controverses pour rien » et « rejettent les évidences les plus fortes » (p. 144). Il explique que Jésus fut le premier à comprendre l’origine de la violence et à transmettre cette connaissance à ses disciples. Paradoxalement, la plupart d’entre nous n’en avons pas conscience.

René Girard rejoint ici Jim Douglass. Le Nouveau Testament est LE document qui révèle le phénomène du bouc émissaire et la production de violence collective. Quand je parle de cette théorie à d’autres, je rencontre le même scepticisme que mentionne Girard. Il serait surprenant que je sois seul à comprendre cette évidence. Est-ce parce que je ne suis pas Chrétien moi-même, et que la Bible n’est donc pas pour moi un livre « sacré » ? Ou parce que je n’ai pas un diplôme universitaire en sciences humaines ? Pour d’autres raisons ?

Selon Jim Douglass, Gandhi est l’exemple unique d’une application consistante de la non-violence comme une puissante force réelle. Il insiste sur les mots de Gandhi, qui ne devraient pas être compris comme une métaphore : « Un homme seul peut vaincre un empire. » Le pouvoir potentiel de la non-violence serait équivalent à celui d’une explosion nucléaire, mais dans la direction opposée. Où la puissance atomique détruit, la non-violence construit. Et la pureté des acteurs doit être extrême et leur sacrifice total pour produire une puissance immense, comme le matériau fissile doit être purifié et concentré pour atteindre une masse critique. Jim Douglass développe sa théorie dans son livre The Nonviolent Coming of God, décrivant plusieurs exemples d’actions non-violentes et les conséquences inattendues qu’elles ont produites.

En Allemagne, des actions directes non-violentes contre les bases militaires américaines ont été organisées avec les théories de Girard comme modèle de travail, en cherchant l’originalité pour casser le mimétisme qui conduit à la violence. Ces actions ont reçu une réponse extrêmement positive du public et des médias.

De nombreuses possibilités sont certainement présentes devant nous, mais de l’autre côté d’un mur invisible qui nous cache notre capacité à neutraliser la violence. Pour améliorer l’efficacité de nos actions non-violentes, nous devons approfondir notre compréhension des mécanismes qui conduisent à la violence brute et structurelle.

*** *** ***

© Yann FORGET

Bibliographie

-         James W. Douglass, Lightning East to West: Jesus, Gandhi and the Nuclear Age, New York, Crossroad, 1983. (James W. Douglass, Comme un éclair de l’Orient à l’Occident : Jésus, Gandhi et l’âge nucléaire, Orant, 1984.)

-         James W. Douglass, The nonviolent coming of God, New York, Orbis Books, 1991.

-         James W. Douglass & Others, “Tracking the White Train,” Sojourners, vol.13, no. 2, February 1984. Washington DC.

-         René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset & Fasquelle, 1972.

-         René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset & Fasquelle, 1978.

-         René Girard, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset & Fasquelle, 1982.


* Présenté lors du Séminaire International pour le 125ème anniversaire de la naissance de Mohandas K. Gandhi, Université Gujarat Vidyapith, Ahmedabad, les 6, 7 et 8 novembre 1994, « Gandhi dans un monde en évolution ».

 

 ÇáÕÝÍÉ ÇáÃæáì

Front Page

 ÇÝÊÊÇÍíÉ

                              

ãäÞæáÇÊ ÑæÍíøÉ

Spiritual Traditions

 ÃÓØæÑÉ

Mythology

 Þíã ÎÇáÏÉ

Perennial Ethics

 òÅÖÇÁÇÊ

Spotlights

 ÅÈÓÊãæáæÌíÇ

Epistemology

 ØÈÇÈÉ ÈÏíáÉ

Alternative Medicine

 ÅíßæáæÌíÇ ÚãíÞÉ

Deep Ecology

Úáã äÝÓ ÇáÃÚãÇÞ

Depth Psychology

ÇááÇÚäÝ æÇáãÞÇæãÉ

Nonviolence & Resistance

 ÃÏÈ

Literature

 ßÊÈ æÞÑÇÁÇÊ

Books & Readings

 Ýäø

Art

 ãÑÕÏ

On the Lookout

The Sycamore Center

ááÇÊÕÇá ÈäÇ 

ÇáåÇÊÝ: 3312257 - 11 - 963

ÇáÚäæÇä: Õ. È.: 5866 - ÏãÔÞ/ ÓæÑíÉ

maaber@scs-net.org  :ÇáÈÑíÏ ÇáÅáßÊÑæäí

  ÓÇÚÏ Ýí ÇáÊäÖíÏ: áãì       ÇáÃÎÑÓ¡ áæÓí ÎíÑ Èß¡ äÈíá ÓáÇãÉ¡ åÝÇá       íæÓÝ æÏíãÉ ÚÈøæÏ