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Les savoirs, l’enseignement et l’être humain* Président
du conseil scientifique de la consultation sur les lycées, Edgar Morin pense
que, pour « relier les connaissances » – titre des journées
qu’il vient d’organiser –, le chemin sera long. Il s’entretient ici avec
Samuel Johsua, professeur en sciences de l’éducation à l’université de
Provence, et Claude Lelièvre, historien de l’éducation à Paris-V. Samuel Johsua :
L’intérêt avec vous, Edgar Morin – je n’en dirais pas autant de notre
ministre – est qu’on ne peut pas vous prêter une vision utilitariste de
l’éducation. Vous avez une pensée sur l’évolution des savoirs et sur La nécessité
épistémique de recomposer les divisions disciplinaires héritées des derniers
siècles. Mais je crains que vous ne vouliez en déduire ce qu’il s’agit
d’enseigner aux jeunes générations. Cela pose un problème. Qui va repérer
les besoins de savoir de notre société et décider ou non d’y répondre ?
D’un point de vue démocratique et même historique, définir ce qu’il faut
enseigner ne peut pas se faire uniquement d’en haut. Edgar Morin :
En ce qui concerne le ministre : puisqu’il ne s’identifie pas à moi,
ni moi à lui, chacun est libre. Mais on ne peut pas négliger le fait qu’il
m’a donné carte blanche et qu’il connaît mes idées. On ne peut donc pas réduire
sa vision à un « utilitarisme ». Quant au problème épistémique, c’est à la fois le dernier et le
premier. Je pars de la nécessité de relier et d’organiser les savoirs afin
de répondre à un défi, permanent dans l’Histoire mais aggravé dans le
monde actuel : celui de notre capacité à situer nos connaissances dans un
contexte, à saisir la complexité de ce qui est tissé ensemble. Or la façon
dont on fragmente le savoir affaiblit cette capacité de l’esprit, qui est
« utile » mais non utilitaire. Si l’on s’accorde sur cette nécessité de relier les savoirs et de
donner aux jeunes une culture qui le leur permette, la question devient :
comment faire ? Cela touche aux structures de pensée : d’un côté,
pour simplifier, on a la structure proposée par Descartes, qui consiste à séparer
les difficultés, à les traiter chacune séparément et qui aboutit ainsi à la
compartimentation actuelle ; de l’autre côté, celle héritée de
Pascal, disant qu’il faut relier les parties au tout et le tout aux
parties. Mais se pose alors le problème des instruments cognitifs adéquats. Ces instruments, à mon avis, existent. Ils ont été élaborés mais ne sont ni connus ni utilisés parce que la question épistémique est généralement hors des programmes. Elle est donc première, tout en étant la dernière. Claude Lelièvre :
Dans la présentation des journées thématiques, vous indiquez qu’une réforme
ne relèverait pas que du secondaire. Je trouve en effet gênant que la
consultation et le colloque voulus par le ministre soient centrés sur le lycée
qui, comme il l’a lui-même souligné, se trouve à la charnière entre
l’enseignement obligatoire et le facultatif. Il me paraît très bizarre de
partir ainsi du transitoire, de ce qu’il y a de plus instable, pour instituer
un changement. Êtes-vous à l’aise dans ce schéma ? Edgar Morin :
C’est une question d’autant plus justifiée qu’étant ennemi du
cloisonnement en général j’en accepte un en particulier. Il est exact que
« si j’avais été roi », j’aurais commencé surtout par
l’université et par le primaire. J’ai accepté parce qu’il y avait une brèche.
Pour la première fois, j’ai l’occasion de développer, dans un cadre
officiel, certaines idées, connues du ministre et que je n’introduis pas en
fraude. Ce ne sont d’ailleurs pas mes idées personnelles fondamentales que
j’énonce dans ce cadre. Je ne brandis pas le drapeau de la pensée complexe
et ne parle même pas de transdisciplinarité[1].
Je pars simplement de la nécessité de relier les savoirs et j’espère
qu’on avancera dans cette direction. Toujours « si j’avais été roi », j’aurais institué dans
les universités la dîme transdisciplinaire que j’ai déjà eu l’occasion
d’évoquer dans Le Monde de l’éducation[2] :
10 % du temps consacrés aux rapports entre les sciences et à leurs relations
avec les autres modes d’accès à la connaissance. J’aurais aussi créé des
instituts centrés sur ces objets globaux qui ont émergé aujourd’hui dans la
connaissance, comme le monde, la terre, etc. Quant au primaire, l’instituteur,
lui-même polyvalent, peut et doit partir des grandes questions qui se posent et
permettent, à partir d’elles, de dériver vers les disciplines : qui
sommes-nous, quelle est cette société, qu’est-ce que l’esprit humain, la
vie, le monde ? Samuel Johsua :
Les élèves jugent souvent l’école « coupée de la vie ». Dans
ce type de propos, j’entends notamment une critique sur le fait qu’elle
traite très peu des relations sociales et des relations humaines. En 1902, une
réforme des lycées a engagé un rééquilibrage entre les humanités
classiques et les humanités scientifiques. Nous avons sans doute besoin
aujourd’hui d’une telle évolution au profit des sciences humaines. Or, en
voulant souligner l’importance de la littérature, vous avez dit qu’elle
aurait « cette supériorité sur l’histoire et la sociologie,
qu’elle considère les individus comme insérés dans un milieu, dans une société,
une histoire personnelle ». Là, je suis franchement en désaccord. Edgar Morin :
Je ne me situe pas dans une alternative entre la culture scientifique ou le
retour aux humanités. Je ne surévalue pas l’une ou l’autre, j’insiste
sur la valeur fondamentale des deux. Ce que j’ai dit de la littérature doit
être compris en ce sens. Elle traite des êtres en tant que sujets, avec leurs
passions, leurs sentiments, leurs amours, toutes choses qui, parlant du
singulier, du concret des vies individuelles, sont, le plus souvent, gommées
par la sociologie. Là est cette supériorité : dans Proust, Balzac,
Dickens, Dostoïevski, vous avez la réalité humaine dans sa plénitude. J’ai
tenu ce propos en réaction contre une tendance de l’enseignement, aussi bien
secondaire qu’universitaire, à dissoudre la vie en traitant la littérature
de manière formelle. Le problème fondamental est celui de la compréhension. La
compréhension, ce n’est pas seulement l’explication. C’est voir les
êtres humains comme des sujets. Or, nous vivons dans un monde
d’incompréhension. On ne se comprend pas entre cultures différentes, dans
une même famille, entre parents et enfants, dans un couple. Si une chose devait
être absolument enseignée dès le primaire, ce serait comment se comprendre. Claude Lelièvre :
Lorsque l’on a institué le collège unique, l’objectif était d’élever
le niveau de connaissance des Français. Parallèlement, la question était posée
de savoir si, à côté de l’obligation de scolarité jusqu’à 16 ans, il ne
fallait pas imaginer une autre obligation qui serait de garantir à chacun une
culture commune minimale. Mettons de côté ce dernier qualificatif.
Personnellement, je constate, avec satisfaction, qu’après des réflexions
surtout institutionnelles où pédagogiques le débat est enfin engagé depuis
quelques années sur la question des savoirs et de la culture. Cela me parait
extrêmement important. Par exemple, un des principaux syndicats d’enseignants
a mis la question de la culture commune au centre de sa réflexion. Cette préoccupation
peut-elle s’articuler sur ce que vous proposez ? Edgar Morin :
Moi non plus, je n’aime pas le mot « minimal ». Quant à la
culture commune, si je n’emploie pas ces termes, c’est bien le sens de ce
que je recherche. Mon idée est qu’on évite l’empilement des
connaissances quand on a élaboré une conception capable de les organiser en
fonction de ce qui est fondamental pour une culture humaniste et citoyenne.
Dans le cadre du conseil scientifique, nous en sommes à une étape de réflexion.
Le chemin est difficile. Il ne s’agit pas de réunir une sous-commission qui
va élaborer une culture commune. Mais l’idée, incontestablement, est là. Claude Lelièvre :
C’est aussi un problème de décision et de méthode. Qui va décider, où
va-t-on décider ? Edgar Morin :
Moi qui n’ai aucun pouvoir de décision, je ne peux rien vous dire à ce
sujet, sinon mon souhait que cela soit fait de la façon la plus interactive
possible entre toutes les instances concernées. Pour le moment, je m’en tiens
au problème qui m’intéresse et je veille à ce qu’il ne soit pas escamoté. Samuel Johsua :
Vous avez pris explicitement vos distances avec le questionnaire lancé par
Philippe Meirieu, auquel, avez-vous dit, « le conseil scientifique
n’a pas participé ». Claude Lelièvre :
Cette consultation n’a pas été menée de manière sérieuse. Précisément,
il ne pouvait pas y avoir de débat réel sans propositions. Chacun a donc livré
individuellement ses états d’âme et on voit d’autant moins ce qui peut en
sortir que le ministre a dit qu’il n’était pas engagé ! Ou bien on
veut savoir ce que pensent les gens, alors on utilise – ce qui na pas été
fait – des méthodes de sociologue, ou bien c’est une consultation au sens démocratique,
et alors les gens se comptent eux-mêmes par rapport à des propositions, des
enjeux. Sinon, ils sont manipulés. Les jeunes ont été invités à donner leur
opinion ; mais, une fois de plus, c’était pour rire. Cela me scandalise. Edgar Morin :
Je n’ai pas pris mes distances. J’ai rendu à César ce qui lui revient. Ce
questionnaire a été lancé en décembre. N’y ayant pas participé – je
n’étais même pas en France –, je ne peux donc en rien m’en sentir
responsable. Peut-être que j’aurais agi différemment. Par exemple, en
demandant d’abord à un petit groupe de gens, animés d’une passion réformatrice
commune, de formuler des propositions, soumises ensuite à la discussion. Mais
je trouve que les premiers résultats des questionnaires sont très intéressants,
très révélateurs, et méritent méditation. Au début, j’avais un jugement
sceptique sur cette consultation ; maintenant il est tempéré, et je ne
sais pas ce qu’il sera en définitive. Samuel Johsua :
Vous faites souvent référence à Pic de la Mirandole, comme si l’on pouvait
revenir à cette époque où il était encore possible de maîtriser
l’essentiel du savoir. Je pense, pour ma part, qu’il y a deux points de vue
possibles, que j’appelle celui de Dieu et celui du soutier. Dieu, en haut,
voit tout. Alors que Moïse, lui, pour escalader le mont Sinaï, se fraye un
chemin dont il n’a pas la vision d’ensemble. Autrement dit, il faut qu’il
étudie. Mais, à supposer acquise la définition d’une culture commune, les
gens qui apprennent peuvent-ils mettre en œuvre les procédures de ceux qui
savent déjà ? Edgar Morin :
Ni Dieu ni soutier ! On n’arrivera pas à l’homme-science, et c’est même
une des grandes conquêtes de notre siècle : la conscience de
l’impossibilité d’un savoir total, l’incertitude fondamentale sur les
grands problèmes. Quand j’évoque Pic de la Mirandole, c’est une référence
à deux niveaux : le premier est qu’il savait organiser ses
connaissances ; mais – c’est le deuxième niveau –, bien que la
quantité de savoir soit aujourd’hui exponentielle et qu’aucun esprit ne
puisse l’embrasser, on ne peut pas se passer d’idées générales. Même
le spécialiste 1e plus « pointu » en a sur Dieu, sur les soutiers,
l’amour, la vertu, les femmes. Le tout est d’avoir les idées générales
les moins creuses possibles, et il faut donc les relier à une expérience
humaine et à un savoir non mutilé. Pie de la Mirandole n’est pas seulement un cas historique devenu mythique.
Comme d’autres esprits de son temps, il s’est intéressé à tout, mais pas
quantitativement. Il avait le sentiment de l’unité du multiple et du
multiple dans l’unité, ce qui l’a aidé à éviter beaucoup d’écueils ;
car ceux qui ne voient que l’unité ne font qu’homogénéiser le savoir et
ceux qui ne voient que la multiplicité sont obligés de faire des catalogues.
Il cherchait à situer le microcosme humain dans le macrocosme, tout en
reconnaissant la singularité et la liberté humaines. Durant toute sa vie, il
n’a pas cessé d’étudier, et il n’a négligé ni l’arabe ni l’hébreu !
Il a développé en lui la qualité fondamentale de l’esprit qui consiste à
pouvoir poser et résoudre des problèmes ; et c’est le développement de
cette qualité générale qui permet de bien traiter les problèmes
particuliers. L’essentiel est d’organiser le savoir, de discerner les points clés,
les grands carrefours et les aspects secondaires. Personne n’aura un savoir
complet, car il faut aussi connaître ses insuffisances et les présupposés de
son savoir. Si la démarche que j’expose aboutissait, elle permettrait de
parvenir à cette conscience. Samuel Johsua :
Ce qui me trouble est que vous fixez cet objectif – qu’aucun humaniste ne
peut contester – mais ne semblez pas vous intéresser vraiment à la manière
d’y parvenir. Comment des multi-compétences peuvent-elles se bâtir ?
C’est une tâche de longue haleine, dont on peut espérer la réalisation au
bout de dix ou quinze ans de formation. Pendant ce temps, comment donner du sens
aux activités les plus immédiates ? Edgar Morin :
On arrive à une question qui n’est pas dans mon « cahier des charges » :
celle de l’enseignement lui-même, de sa capacité d’éveil,
d’enthousiasmer, de ce que Platon appelait l’éros, cet amour pour la
chose que l’on enseigne et pour les gens à qui on l’enseigne. Nous savons
tous que c’est capital. Parce que les disciplines sont des objets artificiels
et cloisonnés, elles atrophient cette joie de connaître. La chute
catastrophique de la lecture est provoquée, en partie, par la façon
terriblement formelle dont on enseigne la littérature, alors que celle-ci met
l’accent sur la dimension poétique de la vie[3].
La vie n’est pas faite que de choses utilitaires, chronométrées, spécialisées ;
on doit y trouver de quoi stimuler la qualité poétique, et je pense que cela
fait partie des vocations de l’école. Quant à l’idée que je fixerais des
objectifs en me fichant du reste : pas du tout ! Ce que je dis, au
conseil scientifique, à tous mes interlocuteurs, c’est que la voie sera
longue. Bien entendu, tout ça ne va pas s’arrêter le 30 avril. Les problèmes
que nous abordons sont considérables. L’objectif nous indique qu’il faut
cheminer sans que la route soit balisée. Propos
recueillis par Luc Cédelle ***
*** *** ©Le Monde de l’éducation * Le Monde de l’éducation, avril 1998, rubrique « Transversales ». [1] Voir Science avec conscience, Le Seuil, 1991, et Introduction à la pensée complexe, ESF, 1990. [2] Octobre 1997, dossier « Université », Edgar Morin rédacteur en chef invité. [3] Sur ce thème, le CNDP vient d’éditer « Articuler les savoirs, enseignement de la poésie », Edgar Morin et Yves Bonnefoy. |
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