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L’espace
grand ouvert de Ziad Dalloul « On doit toujours s’excuser de parler peinture. » Paul Valéry (à propos de Corot) 1 Chaque
œuvre de peintre, lorsqu’elle se déploie sur des cimaises – se donnant à
voir, en ses diverses variations, nuances et harmoniques, proposant
silencieusement à celui qui la contemple un parcours toujours personnalisé et
presque intime, lui permettant de prendre langue avec elle, d’y accéder –,
me paraît éminemment émouvante, parce qu’il me semble alors que, s’exposant
dans sa fragile nudité, non seulement elle joue son sens, mais aussi toute son
existence. Il
suffit, en effet, que le regard s’en détourne ou glisse indifférent à sa
surface, pour que le drame soit à jamais consommé et que de ce manifeste dédain
commence à sourdre l’oubli, autant dire la mort. Comment
ne pas me souvenir de cette rencontre non préméditée avec l’œuvre de Ziad
Dalloul, de l’éblouissante et durable joie qui devait en résulter ? Comment
ne pas faire place à cet impérieux désir d’en poursuivre l’approche, non
pour en épuiser le sens – ce qui serait une gageure, s’agissant d’une œuvre
encore ouverte –, mais pour en approfondir en moi les échos rémanents ? Comment
ne pas s’appuyer aussi sur ce même désir afin de parfaire une familiarité
et créer les conditions d’une fréquentation plus assidue et plus constante
que celle permise par les rares et occasionnelles expositions ? Je
me souviens donc très précisément d’elle, cette peinture, qui est si présente.
Je me revois la voir, la dévisager, en cette inaugurale et fraîche rencontre.
Je retrouve tout ce qui y fut et dont je dois écrire à présent ; en
parler avec ce léger recul qu’exige la passagère et très temporaire mise
entre parenthèses de mon émotion initiale, peu adaptée aux exigences de
l’exercice. Pour
autant, mon propos ne sera pas celui du critique d’art ou du spécialiste. Je
lui imagine plutôt un parcours capricieux, presque désordonné, convivial, préoccupé
de partage et de retour sur des émotions, des emballements vrais. 2 S’avancer
au-devant de l’œuvre de Dalloul, c’est, tout d’abord, s’ouvrir de
plain-pied un accès à une expérience picturale originale. En effet, d’entrée
de jeu, se trouvent annoncés de façon claire les principes fondamentaux régissant
les choix esthétiques de l’artiste. Le
tout premier d’entre eux, le plus immédiatement visible, déterminant,
concerne l’héritage pictural classique. Bien que résolument moderne et située
exactement dans son temps, l’œuvre de Dalloul ne saurait faire autrement
qu’en assumer le maintien. C’est là une sorte de déclaration liminaire, où
se redisent sans détour une reprise et une continuation – une pérennité est
reconduite, en quelque sorte. Ne
révoquant donc rien de cette grande et historique tradition picturale, Dalloul
la prend plutôt comme objet privilégié de réflexion et de méditation. C’est
le lieu d’exercice de son ascèse. Comme
s’il s’agissait, pour le peintre, de se poser, encore une fois, toujours,
les lancinantes questions originaires : « Qu’est-ce que la
peinture ? » « Qu’est-ce que peindre ? » Questions
infiniment réitérées, jusqu’au vertige, parce qu’elles sont sans réponse,
en dehors de ce qui, de manière tautologique, les manifeste concrètement –
à savoir, l’existence de ces toiles mêmes de Dalloul, visibles en leur lieu. Comment
ne pas soutenir que la peinture ne peut naître que de la peinture ; que
l’acte de peindre ne peut que reprendre toute l’histoire de ce même geste
prolongé vers un support ? Et c’est cela qui est à la fois beau et
admirable dans cette aventure humaine. S’inscrire
dans cette très ancienne et vivante tradition, c’est également manifester la
volonté d’y confronter son propre travail, afin que l’œuvre puisse prétendre
à une légitimité, une filiation vraies, et en même temps exiger d’être
jugée à la bonne aune. C’est,
ce faisant, placer au cœur même de cette œuvre, à l’origine de sa
conception, de sa genèse, la plus haute exigence qui soit. Celle-ci n’est pas
seulement d’ordre esthétique, mais entraîne une posture morale,
impliquant, pour l’artiste, l’obligation de relever les seuls enjeux qui
vaillent la peine de l’être à ses yeux : ceux d’une œuvre à bâtir. En
s’appropriant picturalement ce legs universel, le peintre va pouvoir y reconnaître
ses propres valeurs : celles dont lui-même est issu, qu’il porte.
Devenues pleinement transculturelles, elles ne peuvent que déborder le cadre
des fausses caractérisations et des réductions abusives. Indispensable
et ample tentative de synthèse, cette démarche, fermement menée, est à la
fois singulière, strictement personnelle, vitale aussi – il y va de
l’existence d’une œuvre. Une
telle assimilation préalable repose sur une systématique et patiente
exploration de l’histoire de la peinture et de l’art, dans la compagnie des
grandes figures et des mouvements qui l’ont animée, nourrie, ainsi que dans
celle des œuvres les plus remarquables qui en ont jalonné le cours. Le
retour réflexif, méditatif et plein d’humilité, aura été pratiqué tout
au long du trajet, dans la plus contraignante des solitudes. Au
terme, sera reconnue, assumée une appartenance, la seule qui importe à
Dalloul et qui sera consacrée par l’entremise de ce choix pictural, auquel il
aura procédé sans remords ou hésitation. C’est
aussi, sans retour ni rupture – nous sommes dans une continuité harmonieuse
–, qu’il opte pour cette non-figuration, où se reconnaissent désormais un
style, une palette, une texture, une mise en espace, une « dramaturgie »,
qui lui sont propres et dont on peut dire qu’ils furent toujours là, dans
cette œuvre s’élaborant lentement. Il
suffit maintenant de parcourir ce que les cimaises nous proposent de ce travail
pour prendre la mesure de l’implication de cette œuvre dans le tissu intime
de la peinture ; également celle de cette persévérance méthodique, si
proche de la foi. Bien
entendu, il n’a jamais été question, pour Dalloul, de la simple accumulation
d’un savoir encyclopédique ou technique. Je verrais plutôt, dans cette
progression, les traces d’une maturation où chemine lentement un désir de
peinture – désir vital assimilable à un besoin de langage propre, non
ambigu et non réductible à quelque autre. 3 Toute
exposition ménage, grâce à la contiguïté des surfaces fixées en un même
lieu, à leur bord à bord, la possibilité de tissage de rapports discrets
entre les pièces associées. (J’imagine alors, face à celles de Dalloul, que
les peintures réunies tiennent et poursuivent entre elles un secret colloque,
entamé de tout temps, c’est-à-dire depuis que la peinture existe.
J’imagine cela, parce qu’il faut admettre que l’œuvre parle.) Aussi,
par cela même, l’exposition présente un inappréciable avantage : celui
de nous donner, à chaque reprise et en une seule fois, de façon condensée,
synthétique, l’équivalent d’une vision achevée, aboutie de l’œuvre. Et
bien que celle-ci soit toujours en devenir, comme cela est le cas à présent,
c’est intuitivement que nous l’appréhendons dans son ensemble.
Ensemble jamais fermé, fini, mais toujours grand ouvert. Comme si, grâce à
cela, se faisaient jour, dans cette réunion de toiles et de gravures, « disposées
dans un certain ordre », une vérité inaperçue, une cohérence discrète,
une nécessité également. Toutes choses qui en font le véritable prix,
l’inestimable valeur intrinsèque. De
l’œuvre de Ziad Dalloul, si diverse dans ses « moments » (il
s’agit de la variété des thèmes et sujets, de celle des supports, formats,
techniques, etc. qu’elle emprunte), je veux tout d’abord dire qu’elle a
cette propriété de nous faire toucher du regard un plein, et que
celui-ci est tout à la fois en elle et hors d’elle. Ce
qui est en elle, c’est ce que tout tableau nous révèle de la maîtrise
picturale de Dalloul ; hors d’elle, c’est ce que cette même toile nous
dit de son profond ancrage dans la longue histoire de la peinture. Je
me souviens que, mis pour la première fois en sa présence, ma réaction
spontanée consista à penser et à murmurer pour moi-même : « C’est
cela. » Dans
cette phrase quasi monosyllabique, dont je serais bien en peine d’expliciter
le contenu exact ou les sous-entendus latents, le pronom démonstratif ne
pourrait se justifier que par le sentiment immédiat de grande familiarité
dominant cette initiale rencontre. D’où
viendrait ce sentiment d’évidence émue ainsi pointé, sinon de
l’inscription même de cette œuvre dans le droit fil de ce qui a contribué
à forger notre sensibilité à la peinture, à façonner notre sentiment esthétique
ainsi que les pensées et comportements qui découlent de cet apprentissage ? « Aimer
c’est reconnaître. » L’inverse est sans doute vrai. Nous
reconnaissons dans cette peinture de Dalloul, disséminés, épars et profus,
des éléments picturaux, qui, tout à la fois, font sens et agissent comme
autant de signaux déclencheurs d’émotion et de joies esthétiques. Ce
sont les indispensables tremplins à la manifestation de la beauté, à sa lente
survenue jubilatoire, à sa fragile pérennisation dans l’instant de sa découverte. 4 Je
m’avance maintenant dans un monde pictural qui a trouvé son assise, en fait,
ses vraies et intangibles lois de composition. Il est désormais, doué
d’autonomie, aussi vivant que pourrait l’être un organisme qu’habitent
une pensée, un sens, une finalité. Il
est, ce monde, dans l’entière acception du terme, reconnaissable, signé.
Le peintre a posé son empreinte sur la matière, car, en peinture, c’est
toujours de cela dont il s’agit, de matière – mais de matière
« spiritualisée », telle que la peinture s’est attachée à la
transmuer. Dalloul,
dans ses œuvres, est cette matière peinte, dans laquelle j’aime retrouver
– pour les citer, pris sans ordre dans une sorte de liesse descriptive – les
noirs verticaux et profonds, les lumières transparentes, les couleurs liquides
et bourgeonnantes, tremblantes d’être si diaphanes, froissées aussi, telles
des soieries précieuses jetées libéralement au sol. C’est
tout cela qui, immanquablement, surgit, me parvient, mouvant, à la fois
tumultueux et nerveux, ample, mais aussi immobile, suspendu ou bien s’écoulant
en direction de cet aval, où je me tiens heureux et « reconnaissant ». Ce
que Ziad Dalloul nous donne à voir, je voudrais tenter à présent de
l’ordonner, de le cerner. Non point pour réduire la portée des différentes
œuvres en les regroupant et les rangeant sous quelconques rubriques mais, au
contraire, pour goûter davantage aux satisfactions escomptées d’une réflexion
qui erre, muse, poursuivant une rêverie éveillée, ignorante des contraintes
de l’argumentation et de la stricte logique. J’imagine
donc, dans cette œuvre, partiellement représentée ici, une sorte de trajet,
orienté et progressif, que j’emprunterais sans autre forme de précaution,
après l’avoir assez vaguement dessiné. Partant
en effet des natures mortes et des scènes d’intérieur, je me dirigerai vers
les paysages et les extérieurs, comme si j’avais voulu, pour entamer mon
parcours, me doter d’improbables étapes, de haltes et d’un itinéraire tout
aussi imaginaire. Ce
faisant, je commence par distinguer, tout d’abord, ce que je nomme, pour mon
usage personnel, « les tables servies » – ces tables posées,
dressées, uniques dans leur belle évidence centrale. (Il faut cependant avoir
pris la précaution de s’approcher de la toile et d’en lire le carton –
afin que les choses retrouvent un semblant de familiarité.) La
forte présence de ces tables, leur rayonnement intriguent, arrêtent
le regard et suspendent un moment l’appréciation, le jugement. Le
traitement pictural que leur fait subir Dalloul achève de désorienter, d’égarer.
Il ne s’agit pas d’une simple pièce de mobilier isolée ou entourée de
chaises. Ce ne sont pas de ces tables qui peuvent être nappées et supporter
des mets, des fruits, des aliments et autres objets ; être désignées
comme tables du matin ou tables destinées à un festin. Ici,
peu importe la fonction utilitaire à laquelle sont vouées ces tables, ainsi
que les idées de convivialité et de partage qu’elles évoquent, tout
« naturellement ». Voici
que les modalités de leur représentation les mettent hors de portée de toute
symbolisation, connotation ou intention narrative. Nul
récit, nulle anecdote. Elles sont là, en elles-mêmes, pour elles-mêmes, à
chaque fois uniques et particulièrement vivantes, parce qu’elles sont au-delà
de ce qui les définit et restreint leur aura, confine leur être. Ici, elles
sont devenues le sujet d’une radicale métamorphose – celle dont elles héritent
dans l’espace que la peinture leur crée et où elles prennent leur
respiration, vivent. Je
revois cette majestueuse Grande nappe aux couleurs ocre et or, dont les
plis obliques lui font comme des voiles de lumière tendues qui la gréent et
lui permettent de voguer à la rencontre de ces convives toujours inattendus
dont nous sommes. Je
revois aussi cette Table du matin, très sombre, presque noire, massive
et ramassée sur ses propres formes, roulée en boule pour mieux s’ancrer au
sol, résister. Hérissonnée. Inamovible comme une meule obscure posée devant
une lumière ascendante. Dans
ces intérieurs, d’autres pièces de mobilier, tels que lits, fauteuils,
chaises, apparaissent, frontalement ou pris dans une courte perspective oblique.
Dalloul aura, pour elles, la même approche, la même manière de les aborder,
de les voir, de les peindre, de nous les rendre. À
ce propos, je hasarde l’hypothèse suivante : pour le peintre tout semble
se passer comme si, ces objets-là – tous les objets d’ailleurs –, il les
voyait, chaque fois, pour une toute première fois. Ce ne peut être que cela,
puisqu’ils doivent être peints. L’étonnement éprouvé, ressenti, est la
conséquence d’un constat sans cesse répété, que Dalloul doit faire :
ces objets existent, sont. (Aussi, sauf à recourir à une très inadaptée
convention langagière, on ne peut, pour ce qui les concerne, parler de « nature
morte ».) Aussi
est-ce l’une des raisons pour lesquelles j’aime rechercher, presque pour
eux-mêmes, ces titres d’œuvres qui nous annoncent qu’ici se pratique la Célébration
de l’olive, que là une Deuxième chaise existe, qu’ailleurs
s’exécute un Nocturne pour quatre grenades. Tous ces titres évoquant
la personnification des choses et la proclamation de leur unicité. 5 Pour
poursuivre mon propos, le pousser un peu plus avant, je crois pouvoir affirmer
que, si les paysages de Ziad Dalloul prennent, sans solution de continuité, la
suite de ses intérieurs, en sont la prolongation sensible, c’est parce
qu’ils sont déjà là, au départ. C’est, en effet, un seul et même espace
ouvert qui les englobe, leur donnant en même temps forme et existence. En
effet, les tables, fauteuils, chaises et tissus se trouvaient déjà et de tout
temps sous les arbres ; ou bien ceux-ci auront poussé dans les chambres,
près des lits, derrière les tentures. L’ordre des faits importe peu. Le résultat
restant le même, sans chronologie exacte, lieu défini, reconnaissable. Chemin
faisant, on aura constaté que les scènes d’intérieur ont, chez Dalloul,
cette particularité de n’être jamais fermées sur elles-mêmes, closes.
Elles « prennent le jour » et présentent toutes, sans exception,
une échappée, une faille, une échancrure, par lesquelles elles communiquent
avec le dehors, le monde naturel environnant, font mouvement vers lui et s’y
fondent intimement. Aussi,
la stricte identification d’un « dedans » et d’un « dehors »,
tels que nos sens nous ont habitués à les distinguer, voire les opposer, non
seulement devient malaisée, problématique, mais se révèle artificielle, non
pertinente surtout. Parmi
de nombreux autres, un tableau, intitulé Nocturne, me paraît particulièrement
exemplaire de cette déroutante et poétique indistinction spatiale, si caractéristique
de l’art de Dalloul. Voici,
en effet, que, dans ce qui, à mes yeux, pourrait figurer une chambre – une
chambre à coucher de préférence, c’est ce qu’exige la métonymie –, une
lumineuse rivière, née d’une lointaine source, a pris son élan, cascade
librement, à gros bouillons, abandonne son « lit » pour baigner,
dans un impétueux mouvement transversal, le bas de lourdes tentures sombres,
rappelant quelque peuplier ou saule pleureur esseulé sur la berge. Le
sens de cette scène crépusculaire n’est évidemment nullement figé. Il
migrerait plutôt, dans la toile même, au rythme du mouvement diagonal de l’écoulement
de l’eau, ou plus exactement de l’écoulement diagonal d’une lumière sans
origine ni terme. C’est
alors que l’on s’aperçoit que, dans les tableaux de Ziad Dalloul, les arrière-plans
et la profondeur sont traités de manière très complexe, subtile, méritant
d’autres considérations et réflexions. Il
m’apparaît ainsi que l’absence de toute perspective, avec point de fuite à
l’horizon, et l’illimitation de la profondeur ont pour résultat tangible de
provoquer, à la surface du tableau, un irrépressible mouvement vers l’avant
ainsi qu’une densification de la scène où se meut le sujet peint. La
très grande présence visuelle de la série des « tables servies », du Festin,
d’Aquatique, des Absents, de Lit et de tant d’autres
tableaux sont le résultat de ces choix esthétiques, l’expression délibérée
d’une vision d’où le ciel est à jamais absent. L’oblitération
de cette dimension ordonnatrice de l’espace peint a pour effet immédiat de ramener
le monde dans nos parages, de le rendre palpable. Le regard, revenu à ce
qui est là, à portée, circonscrit un lieu qui serait celui d’une intimité
étendue à une nature omniprésente, voire devenue panthéiste. Le
choix de titres tels que Horizon ascendant, Nature morte-paysage, Chaise
carmin, Au pied d’un arbre, etc. est suffisamment éloquent pour
que, par son biais, soient évoqués sans ambiguïté les contours sensibles
d’une expérience esthétique originale. Liée
comme elle l’est à une matière d’autant plus vivante qu’elle se passe
d’un strict réalisme, elle touche à l’essence poétique de ce qui nous
entoure de sa beauté. 6 De
cette peinture de Dalloul, si peu figurative et toute en formes suggérées,
esquisses au bord de l’effacement et de la disparition, il reste à évoquer
un aspect assez nouveau : celui de la réapparition de silhouettes
humaines, très souvent tenues à l’écart et dont la représentation était
cantonnée à quelques rares formats réduits (57Í77
cm). Désormais,
deux grandes toiles, réalisées en 2005 et respectivement intitulées Prélude
du matin et Quintette fluvial, leur ménagent une entrée pour le
moins remarquée – le nouveau format, 130Í162
cm, levant tout incognito et donnant à ce retour thématique un surcroît de
sens. Ces
effigies de femmes, représentées debout, comme elles l’étaient déjà dans
les petits formats, semblent, dans l’espace réaménagé de la toile,
reprendre leurs troublantes évolutions arrêtées, leurs silencieux et hiératiques
ballets. Dans
Prélude du matin, deux silhouettes, à peine décelables, se tiennent côte
à côte dans ce qui pourrait être une entrée de grotte, une sombre
anfractuosité. Elles nous tournent le dos et paraissent poursuivre un
interminable tête à tête. L’« action »
de Quintette fluvial se déroule, quant à elle, dans un patio ouvert ou
sur une large esplanade. Quatre femmes, telles des cariatides, sont rassemblées
deux par deux, de chaque côté de l’espace défini par le tableau. Elles
poursuivent un dialogue à plusieurs voix, dont les propos se croisent au-dessus
de l’aire qui s’étale à leurs pieds et les sépare. Très
curieusement, aussi bien dans Prélude que dans Quintette, apparaît
un même indécidable personnage, vêtu de blanc, assis sur un siège et se
tenant en marge de la « scène » principale, n’y participant que
très obliquement. L’apparition
réitérée de ce « témoin silencieux », dont l’énigmatique présence,
comparable à celle d’un inexorable sphinx, charge dramatiquement les deux scènes,
aggravant si possible les incertitudes latentes qui y logent. Or,
voici qu’il me semble reconnaître, parfaitement et sans nulle hésitation,
celles que je nomme, par commodité personnelle, « les quêteuses d’énigme ». Leur
très ancien souvenir me hante. Je les revois telles que restituées ici. Ce
sont des femmes de mon pays. Sœurs de celles du pays de Dalloul. Je ne puis
douter de la fidélité de mes réminiscences. Je reconnais ces femmes à leur
maintien si caractéristique, à l’arrangement de leurs amples vêtures, à
celui de leurs coiffures, aux teintes des tissus qui les habillent. Je reconnais
jusqu’aux figures de leur gestuelle arrêtée. Voici
qu’elles se rendent à quelque cérémonie votive consacrée à un saint
intercesseur, qu’elles se reçoivent entre amies ou parentes, qu’elles
entament peut-être quelques pas de danse à une soirée, qu’elles
s’interpellent en voisines…, toutes choses qui me les rend proches et émouvantes
à la fois. Je
les entends, les observe, les regarde évoluer. Elles sont, pour moi, douées de
cette majesté propre aux êtres devenus inaccessibles, lointains. Et voici
aussi que veille sur elles cette ombre blanche, dont je ne sais rien des
intentions et projets. C’est
là tout le mystère. Le mystère de ces femmes que Dalloul invite pour
nous. Et qu’il laisse aller dans ses espaces grands ouverts. Dans sa peinture. Paris
– Knokke, 2006 *** *** *** |
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