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Vers une théologie de la spiritualité ?[1]

 

 

Stéphane Valter[2]

 

La représentation de Dieu dépend de chaque société, c’est-à-dire de facteurs humains : historiques, politiques, économiques, sociologiques, etc. Par ailleurs, le combat idéologique ancestral au nom de la Vérité a pris une ampleur nouvelle dans le cadre peu réglementé de la mondialisation : des théologies contradictoires sont dorénavant en concurrence directe, grâce aux nouveaux médias comme aux échanges de personnes et d’idées, et elles exacerbent souvent les tensions entre individus, groupes ou États. Toutefois, l’offre diversifiée de religion peut aussi atténuer les anciennes barrières dogmatiques, et donc les conflits, en favorisant une nouvelle spiritualité qui serait ouverte et tolérante, relativiste et « syncrétique » en quelque sorte. Une comparaison sera menée entre Occident et monde arabo-musulman.

Quand les chrétiens inventèrent leur Dieu

[…] Toute femme qui prie ou prophétise le chef découvert fait affront à son chef [c’est-à-dire son mari] ; c’est exactement comme si elle était tondue. Si donc une femme ne met pas de voile, alors qu’elle se coupe les cheveux ! Mais si c’est une honte pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou tondus, qu’elle mette un voile.

L’homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image et le reflet de Dieu ; quant à la femme, elle est le reflet de l’homme. Ce n’est pas l’homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme ; et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion, à cause des anges. […]

Jugez-en par vous-mêmes. Est-il décent que la femme prie Dieu la tête découverte ? […]

Que les femmes, de même, aient une tenue décente ; que leur parure, modeste et réservée, ne soit pas faite de cheveux tressés, d’or, de pierreries, de somptueuses toilettes, mais bien plutôt de bonnes œuvres, ainsi qu’il convient à des femmes qui font profession de piété. Pendant l’instruction, la femme doit garder le silence, en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de faire la loi à l’homme. […]

Ces deux passages (misogynes ?) sont extraits des épîtres de Paul.[3] Ils feraient aujourd’hui bondir tout esprit chrétien ouvert qui, pour concilier inspiration apostolique et cohérence évangélique, serait dans l’obligation de replacer les paroles de l’apôtre dans son contexte historique, relativisant ainsi ses enseignements « machistes ». S’il pouvait prendre part au débat, Paul assumerait certainement, quant à lui, la paternité de ses propos et devrait humblement reconnaître qu’il n’était que le produit intellectuel de son milieu. Et sa droiture le pousserait assurément à reformuler, dans un esprit moderne, ouvert et égalitaire, sa vision rétrograde (par rapport à nos valeurs actuelles) des femmes s’il lui était accordé de faire un bref séjour dans notre société et d’y réaffirmer ses positions doctrinales. N’est-ce pas là un exemple frappant de la contingence de toute élaboration dogmatique ? Citons le philosophe :

Ce n’est pas un projet étroit et mesquin d’accoucher d’un dieu. Car seul l’homme engendre des dieux. Ces figures de son propre esprit servent donc de supports mythiques aux valeurs morales et intellectuelles dont l’homme est le porteur, le générateur, le parturiant. Les attributs d’un dieu sont les témoins pathétiques de la grandeur et de la misère des hommes. Aussi les maïeuticiens du dieu Jésus ont-ils tracé à leur insu un portrait politique et psychologique saisissant du genre humain.[4]

La Bible hébraïque (l’Ancien testament pour les chrétiens) a été, depuis environ un siècle, confrontée aux découvertes archéologiques et épigraphiques. L’histoire sainte des rapports privilégiés entre Yahvé et le peuple d’Israël a ainsi été vue à travers une nouvelle lumière, critique et naturellement dérangeante pour les esprits conformistes qui admettent difficilement que l’historien pointe du doigt les ingérences des scribes et commentateurs dans la consignation d’un récit national dont la trame se veut sacrée et transcendante.[5] En ce qui concerne le Nouveau testament, sans prétendre présenter une étude détaillée sur la genèse de la christologie, avec ses hésitations et ses luttes internes, nous pouvons quand même fournir quelques repères historiques essentiels qui devraient permettre de relativiser le caractère sacré et immuable qui est souvent attribué, aujourd’hui, à la nature de Dieu (s’Il existe !) de même qu’à Sa volonté et à Ses décrets. Il devrait alors être possible de reconsidérer les différents dogmes chrétiens, officiels ou schismatiques, et de ne les percevoir que comme le fruit de querelles politiques et de controverses idéologiques particulières, et en tout cas déterminées historiquement et culturellement. Et même si la pensée religieuse des premiers chrétiens développa une logique cohérente, fondée sur la philosophie grecque spéculative, il serait une erreur que nous nous limitassions aux conclusions des premiers théologiens qui inventèrent un Dieu selon leurs espoirs et leurs angoisses. Car même si de nombreuses élaborations théologiques conservent une valeur éternelle, l’homme restant finalement ce qu’il est, quels que soient le temps et le lieu, d’autres méritent une déconstruction devant mener à de nouvelles conceptions sur la nature de Jésus et la volonté de Dieu.[6]

[…] La christologie s’efforce en vain de tenir les deux bouts de la chaîne – un Dieu métaphysique et insondable d’une part, un Christ censé jeter un pont entre l’absolu et l’homme d’autre part, mais condamné, tantôt à se perdre dans l’impénétrable de la « substance » de Dieu, tantôt à se noyer dans la contingence d’une personne trop humaine. […] La vraie problématique de la question de la divinité de Jésus est donc celle de l’équilibre des forces politiques dont la théologie du sacrifice de l’autel ne sera que la traduction. Cette problématique est, en effet, tout entière présente dans l’oscillation entre deux impasses. Car la raison spéculative se révèle incapable de conjurer les deux despotismes sous-jacents à la théologie de la Trinité. Tantôt le Christ y est trop divin pour mettre un frein à la puissance d’une Église et d’un État qui se déclareront ensemble les représentants directs de l’absolu sur la terre et les gérants infaillibles des intérêts d’une humanité angélisée ; tantôt le Christ y est trop humain pour ne pas altérer l’autonomie de la foudre divine, ce qui rendra impossible le césarisme ecclésial, en retirant à la victime sacrificielle son autorité rédemptrice dans le cadre de la politique de l’obéissance des peuples à leurs maîtres, dont le « salut » est l’expression religieuse. Diapason de la condition humaine et médium des régimes politiques, la christologie est une puissance révélatrice de l’inconscient des rapports auto-immolatoires de l’homme avec lui-même.[7]

Cette analyse lucide du philosophe doit être impérativement méditée…

Le christianisme fut longtemps persécuté jusqu’à ce que Constantin accordât des faveurs aux chrétiens avec l’édit de Milan en 313. Cette tolérance allait donner une incroyable impulsion à l’Église, ou plutôt aux différentes églises comme aux nombreuses sectes : les mandéens pour qui Jean-Baptiste était le seul vrai prophète (et dont le rite consistait en une immersion en rivière) ; les mariamites et les collydoriens qui faisaient prévaloir le culte de la Vierge ; les antidicomariamites qui, eux, niaient la virginité perpétuelle de Marie ; les judéo-chrétiens nazaréens et ébionites (nazaréen étant le surnom de Jésus qui signifiait « le saint de Dieu » ou aussi « originaire de Nazareth ») ; les anti-juifs marcionites (vers 85-160) qui réduisaient l’Écriture à l’Évangile de Luc et à dix épîtres de Paul ; les carpocratiens (début du IIe siècle), d’influence platonicienne (alexandrine), à l’amoralisme révolté ; les basilidéens gnostiques d’influence alexandrine (première moitié du IIe siècle) ; les valentiniens gnostiques, basés à Rome (milieu du IIe siècle) ; les docètes (IIe et IIIe siècles) pour qui le Christ étant Dieu, il n’avait pu vivre puis souffrir sur terre qu’en apparence (négation de sa nature humaine). Voilà pour les principales tendances.

Puis vint le concile de Nicée en 325 avec la condamnation de l’arianisme, répandu entre les IVe et VIe siècles. Arius, hérésiarque chrétien, niait la consubstantialité du Fils avec le Père. Sa doctrine, qui se répandit en Gaule, dans la Péninsule ibérique et parmi les peuples germaniques, donna lieu à des théories opposées après sa mort : substance semblable mais non identique, similitude non substantielle, différence radicale entre le Père et le Fils. Quand le christianisme devint la religion officielle de l’empire en 380, la pluralité dogmatique ne pouvait plus être tolérée sous peine de graves bouleversements politiques. Le concile de Constantinople, en 381, décida alors de confirmer solennellement la condamnation de la doctrine de Sabellius, autre hérésiarque chrétien (Cyrénaïque, début du IIIe siècle), qui avait adopté à Rome le monarchianisme (ou modalisme), théorie selon laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas distincts mais constituent trois modes de la divinité. Lors du concile d’Éphèse en 431, la doctrine de Nestorius, moine hérésiarque d’Antioche devenu patriarche de Constantinople, fut condamnée car elle prêchait la négation de l’union des natures divine et humaine dans le Christ. Cette doctrine soutenait ainsi que Marie pouvait être appelée « mère du Christ » (Christotokos) mais non « mère de Dieu » (Théotokos). Cette Église de langue syriaque, bien que condamnée, essaima dans l’ancien empire perse (Iraq et Iran) puis se répandit en Asie centrale, en Inde et jusqu’en Chine (apogée au XIIe siècle). Quelques années après, en 451, le concile de Chalcédoine condamna le monophysisme qui insistait sur le fait que la nature du Christ n’était que divine, la nature humaine de Jésus étant fondue dans sa nature divine (doctrine de l’unité de nature du Christ incarné). Jacques (Jacob) Baradée (mort en 578), moine à Constantinople, se mit à professer le monophysisme alors persécuté, puis fut secrètement consacré évêque d’Édesse ; il parcourut ensuite la Syrie, déguisé en mendiant, pour organiser cette église de langue syriaque. Le monophysisme, ou jacobisme (du nom du fondateur), se développa ensuite en Égypte (église copte), en Arménie et en Éthiopie. Par ailleurs, la doctrine d’Eutychès, hérésiarque byzantin (environ 378-454) opposé au nestorianisme et favorable au monophysisme, fut, elle aussi, définitivement condamnée lors de ce concile. Il est peut-être utile de dire quelques mots des maronites, ces chrétiens de culture syriaque mais de foi chalcédonienne, originaires de la région d’Apamée et rattachés à Maron, un anachorète du IVe siècle. Quelque temps plus tard (au VIIe siècle), cette communauté devint monothéliste (elle admettait dans le Christ deux natures distinctes, l’une divine et l’autre humaine, mais laissait à la première toute volonté), instaura son propre patriarche puis alla se réfugier dans la montagne libanaise. Ces exemples anciens de doctrines opposées devraient nous faire relativiser tout dogme en matière de foi. Nicée, Constantinople, Éphèse, Chalcédoine : autant d’étapes dans la définition humaine de Dieu… Pourquoi ne pas poursuivre la réflexion christologique ?

Plus tardivement, on signalera aussi la doctrine de Luther (1483-1546), exprimée dans le Livre de concorde, qui considérait la Bible comme la seule source de légitimité pour définir la foi, qui estimait que l’homme ne pouvait se soustraire au péché originel que par les seules foi et grâce, qui ne valorisait que deux sacrements (le baptême et l’eucharistie), qui rejetait enfin la hiérarchie ecclésiastique et les vœux monastiques dans une volonté de retour à une Église primitive mythique. La théologie de Calvin (1509-1564), développée dans Institution de la religion chrétienne, considérait, elle aussi, la Bible comme la source unique permettant de définir la foi (mais en admettant les dogmes des cinq premiers conciles), croyait en la doctrine de la prédestination et de la grâce, défendait la simplicité primitive du baptême et de la communion eucharistique comme seuls sacrements. On ne manquera pas de noter, surtout, les liens entre la propagation du calvinisme et l’expansion du capitalisme, liens si bien expliqués par Max Weber (1864-1920) dans Éthique du protestantisme et esprit du capitalisme. Pour être bref, disons que la réussite sociale serait un signe divin, et le bourgeois un entrepreneur de la religion ! Après le concile dit de Vatican I (1869-1870) qui précisa la doctrine catholique concernant la révélation et la foi, et qui admit le dogme de l’infaillibilité pontificale quand le pape s’exprime ex cathedra, l’Église connut une réforme plus sérieuse avec le concile de Vatican II (1962-1965) : une sorte d’aggiornamento face au monde moderne destinée à préparer l’unité des chrétiens. Outre la rénovation de la liturgie, les anathèmes réciproques entre les Églises romaine et orthodoxe furent levés dans un esprit œcuménique. La récente abolition de l’article du dogme selon lequel le peuple juif est collectivement déicide procède du même esprit de conciliation. Mais elle montre également que le credo n’est qu’une invention humaine, influencée par des considérations politiques. Si l’Église catholique (pour ne parler que d’elle) souhaite garder son ministère sur ses ouailles, il est probable que la (relative) permissivité sexuelle occidentale (par exemple), qui est une donnée socioculturelle contemporaine, fasse évoluer la notion de péché originel de telle sorte que la contraception, le remariage, l’union libre, la polygamie (diachronique), l’amour non exclusif, etc., trouvent de nouvelles définitions dogmatiques, moins culpabilisatrices et plus adaptées à l’esprit du temps.

Quelques mots (que nous espérons utiles) sur l’utilisation de Dieu, aux États-Unis, à des fins politiques éminemment grotesques[8] : en Amérique du nord, environ 90 % des habitants croient en Dieu, ce qui représente un taux bien supérieur à l’Europe. Tous les présidents nord-américains, pour leur part, invoquent la bénédiction de Dieu lors des cérémonies officielles et jurent devant Lui de se conformer aux enseignements de la Bible. En ce qui le concerne, Bush fils, qui appartient aux Born Again Christians, étudie un passage de la Bible chaque jour et toutes les réunions ministérielles commencent par une prière. Les Born Again Christians sont des gens dont la « seconde naissance » résulte d’une relation directe avec Jésus. Ils composent l’un des mouvements évangéliques dont la majorité des adeptes ont une vision messianique, revivificatrice, chiliastique et apocalyptique du monde. Les évangélistes seraient environ 70 millions aux États-Unis, soit un tiers de l’électorat. Pour beaucoup d’évangélistes, l’islam est une religion perverse et diabolique, menant organiquement au terrorisme. L’ancien « empire du mal » de Reagan est ainsi devenu l’« axe de la haine » (Irak, al-Qā‘ida, Hezbollah), formule qui a finalement évolué (entre fin 2001 et début 2002) vers l’« axe du mal » (Irak, Corée du nord, Iran), selon la doctrine officielle. L’histoire américaine est basée sur l’idée biblique que le peuple américain aurait été élu par Dieu pour établir Son royaume dans le Nouveau monde. De là, cette mission particulière avait naturellement vocation à englober d’autres parties du monde. L’impérialisme américain s’est donc construit sur la Bible et le dollar, mêlant les considérations morales et idéologiques aux intérêts économiques, avec la bonne conscience d’être une nation supérieure. Mais d’une certaine manière, cet impérialisme ne vise pas tant à étendre les frontières que le territoire mythique de la liberté. La doctrine de l’équipe de Bush estime ainsi que le peuple américain, vertueux et élu de Dieu, a une mission morale : exporter son modèle de démocratie. Par ailleurs, selon la vision hégémonique américaine, l’Europe aurait, quant à elle, négligé l’usage de la force pour vivre dans un monde de lois et d’interdépendances, alors que la puissance (justifiée par Dieu) est la condition ultime de la sécurité nationale. Comme exemples significatifs, le chef du renseignement au ministère de la défense a déclaré que G.W. Bush avait été élu président (en 2000) par Dieu lui-même ; et un célèbre télé-évangéliste a pour sa part révélé (janvier 2004) qu’il avait entendu Dieu lui annoncer la réélection de Bush en novembre 2004 !

Les multiples conceptions de Dieu en islam

La conception de Dieu dans le Coran mériterait une étude approfondie, verset par verset, puis de manières diachronique, et enfin synthétique ; mais c’est une question assez compliquée. On dira seulement, pour le présent propos, que les sourates mecquoises insistent sur le libre arbitre, alors que les sourates médinoises insistent sur le pouvoir absolu d’Allāh et l’obligation d’obéir à Son prophète ; d’où une impression finale de déterminisme (qui est la dernière tendance laissée par Mahomet à sa communauté).[9] On peut, par contre, remarquer, dans l’élaboration ultérieure du dogme, certains points intéressants qui montrent qu’une véritable réflexion eut bien lieu en islam sur la nature et la volonté de Dieu. Premièrement, citons la murji’a, c’est-à-dire le courant ancien qui distinguait entre la foi et les œuvres. Le nom de cette tendance est tiré du Coran, avec l’idée de remise et de délai.[10] Vint concomitamment la réflexion sur la volonté divine absolue (qadar) et la prédétermination divine (jabr). Car si Allāh a, de toute éternité, déterminé le cours du monde, les actes des hommes sont-ils compris dans cette détermination ? Influent-ils sur la destinée éternelle de chacun ? Autant de questions fondamentales que peu de théologiens actuels posent. On notera incidemment que la dynastie umayyade était favorable au déterminisme afin de légitimer son pouvoir temporel.

Quant à l’i‘tizāl, ou école de l’état intermédiaire (al-manzila bayna-l-manzilatayn), elle résultait aussi d’une controverse sur la foi et les œuvres : celui qui a commis un péché grave est-il incroyant (kāfer), croyant (mu’men) ou simplement hypocrite (munāfeq), c’est-à-dire entre les deux ? C’était là une question théologique très importante en rapport étroit avec la légitimité des Umayyades puis des ‘Abbāsides. L’orthodoxie traditionniste, qui défendait souvent un grossier anthropomorphisme, condamna l’i‘tizāl comme hérétique. L’on sait que les thèses de l’i‘tizāl constituèrent la doctrine officielle de 817/202 (sous le calife al-Ma’mūn) à 848/234 (abolition sous le calife al-Mutawakkel). Rappelons les spécificités de cette doctrine en quelques mots : l’i‘tizāl est rationaliste et utilise donc des arguments basés sur la raison, mais l’influence de la philosophie grecque réside surtout dans le recours à des moyens spéculatifs, ce qui ne signifie nullement la négation de la révélation. Parmi les éléments du credo de l’i‘tizāl, mentionnons la thèse de la nécessité de la justice de Dieu : Allāh ne peut être injuste envers Ses créatures et récompense nécessairement les bonnes actions. L’idée de nécessité appliquée à Dieu était nouvelle en islam ! De plus, il n’y a pas de décret de prédestination car le salut ou la damnation dépendent de l’homme. En ce qui concerne Ses attributs, Sa parole, telle qu’exprimée dans le Coran, n’est pas éternelle : le Coran était donc pour eux créé et non incréé (contrairement à la majorité des théologiens actuels pour lesquels la question du caractère incréé ne se pose même plus !). Plus généralement, il y a une négation de toute analogie entre les attributs de Dieu et ceux de Ses créatures : l’i‘tizāl condamne donc l’anthropomorphisme, admis, voire prôné, par d’autres écoles et auquel la masse des croyants continue à adhérer.[11]

On voit bien, à travers ces quelques exemples classiques (qu’il faudrait évidemment développer), que le consensus des théologiens sur la nature de Dieu n’a – heureusement – jamais existé, et que ce n’est là que construction humaine. Et si les anciens ont pu proposer des représentations si différentes de Dieu, pourquoi devrions-nous aujourd’hui cantonner nos esprits aux vieilles définitions théologiques et refuser de pratiquer de nouveau une réflexion sur la nature de Dieu, adaptée aux problèmes de notre époque ? Quant aux versets du Coran appelant la communauté des croyants à combattre les infidèles (kāfirūn ou kuffār), ils sont nombreux. Sont-ils seulement conjoncturels ou ont-ils une portée atemporelle ? Question d’exégèse, certes, mais ô combien importante ! Comme la racine kfr renvoie à l’idée d’ingratitude pour les bienfaits reçus et de reniement d’un pacte (éternel, entre Dieu et les hommes),[12] il faut surtout comprendre les versets à résonance guerrière comme la volonté (humaine) de punir très sévèrement des polythéistes qui usent de violence envers la communauté musulmane naissante, la trahison et le meurtre exigeant la peine du talion selon les coutumes locales déterminées par la nécessité de survivre. La situation actuelle de l’islam semble, pour certains, ne pas être très différente, même si les ennemis ont changé… Bien que juifs et chrétiens soient considérés comme des « gens du Livre », il n’est pas rare de trouver, hier comme aujourd’hui, des musulmans extrémistes pour estimer que ces derniers doivent en réalité être inclus, sans nuance, dans la catégorie honnie des mécréants, et donc combattus !

L’athéisme et l’agnosticisme constituent pour leur part des concepts modernes qui n’existaient pas du temps de la révélation coranique. Cependant, tant la réflexion théologique et juridique actuelle que la pression sociale les rangent (majoritairement) dans la catégorie classique des mécréants contre lesquels il faut lutter (souvent militairement). Il est ainsi fâcheux que la pensée musulmane contemporaine ne reconnaisse toujours pas, au niveau du dogme et du droit, ces deux positions philosophiques comme une forme respectable d’approche vis-à-vis de l’existence, voire un type de spiritualité qu’on ne doit absolument pas assimiler au paganisme antéislamique. Le contexte européen, en ce qui le concerne, où des religions anciennes (dans le sens de l’implantation territoriale) côtoie l’islam, devrait pousser ce dernier à s’ouvrir et à reconsidérer fondamentalement une partie de son dogme et de sa législation religieuse dans le sens d’une nouvelle spiritualité humaniste, sauf à risquer la sclérose. En France (comme dans d’autres pays), certains courants de l’Église catholique, pourtant majoritaire, ont déjà fait des efforts notables et parfois douloureux (bien qu’insuffisants) dans le sens de la reconnaissance d’autres formes de religiosité.

Considérons maintenant la tradition prophétique (sunna[13]) qui, bien qu’apocryphe dans son ensemble, sert de base à l’élaboration de la loi (prétendue) divine (et soi-disant) tirée du Coran : la Śarī‘a. On doit donc opposer ici, de manière fondamentale, la vocation universelle d’un message inspiré aux aménagements élaborés par certains hommes pour répondre à des nécessités sociétales historiquement déterminées. Le cas de la scolastique islamique et de la sclérose de sa pensée juridico-théologique n’est en ce sens pas différent des autres religions.[14] Quant aux traditions prophétiques, ce sont des récits de la sunna qui rapportent les soi-disant (il faut insister sur ce point) gestes et propos du Prophète, nuance dubitative qui se comprend d’autant mieux si on se souvient que le milieu de la révélation coranique est l’Arabie occidentale, de structure tribale et de culture orale, alors que celui de la compilation de la tradition prophétique est l’Iraq urbanisé et impérial d’époque ‘abbāside, quelque deux siècles plus tard.[15] Par ailleurs, si Mahomet est présenté dans la sunna comme un modèle, il n’en est rien dans le Coran dans lequel le Prophète de l’islam ne jouit absolument pas de ce statut de fondateur de société idéale.

Penchons-nous sur l’œuvre d’un traditionniste et jurisconsulte contemporain, Muhammad Nāser al-Dīn al-Albānī, pour montrer les imperfections et les limites du courant fondamentaliste qui ne jure que par une vision figée de la loi chariatique,[16] et dont le susnommé est l’un des coryphées. Ses œuvres suscitent admiration ou critique, voire morigénation, non seulement dans le monde arabe mais aussi en Occident (Grande-Bretagne, Italie, Allemagne, etc.) comme en Indonésie et ailleurs, car le personnage est une figure emblématique du courant salafiste d’obédience wahhābite. Les faits et gestes des grands compagnons (salaf), rapportés par la tradition prophétique, sont considérés par lui comme des modèles non contingents, hors du temps et de l’espace. Il en est bien sûr de même, selon cette vision, des faits et gestes du Prophète lui-même. Ainsi, la perception fondamentaliste de l’islam signifie que ce ne sont que le Coran et la sunna qui sont considérés comme les véritables fondements (ušūl) de la religion : ces deux sources scripturaires sont donc analysées par les fondamentalistes comme des références intangibles, supérieures au raisonnement.[17] La biographie « officielle » est fournie par un disciple du maître, affublé du titre prestigieux d’imām[18] : il naquit en Albanie en 1914 puis vécut à Damas, avant d’être expulsé de Syrie et de s’installer à ‘Ammān où il mourut en 1999. Il est décrit comme un traditionniste (muhaddeth) et un jurisconsulte (faqīh) de rite hanafī, qui enseigna durant trois ans à l’Université islamique de Médine où il rencontra le grand muftī d’Arabie saoudite, Ibn Bāz. Une autre référence[19] indique qu’al-Albānī aurait essentiellement acquis son savoir à travers des manuscrits et livres mais peu sous la direction d’autorités religieuses reconnues : une tare ! Une autre source[20] rappelle la récusation d’al-Albānī par le cheikh philadelphien (c’est-à-dire de ‘Ammān) Hasan b. ‘Alī al-Saqqāf, savant contemporain de rite śāfi‘ī en droit (fiqh) et tradition prophétique (hadīth), dans l’ouvrage Les claires antilogies d’al-Albānī (Tanāquđāt al-Albānī al-wādiha). Une dernière source[21] précise qu’al-al-Albānī n’est qu’un innovateur wahhābī et salafī. Réparateur de montres à ses débuts, il acquit son savoir de manière autodidacte et aurait même admis (selon ses détracteurs) n’avoir mémorisé ni le Coran ni aucun ouvrage fondamental de traditions (hadīth), de droit (fiqh), de dogme (‘aqīda), etc. Ce serait donc un pseudo-savant, très peu libéral, qui est parvenu à se faire passer auprès des masses ignorantes issues de l’immigration ou récemment converties à l’islam, grâce aux énormes moyens financiers dont dispose le wahhābisme saoudien (par la traduction et la diffusion), pour une référence religieuse.

L’auteur affirme en exergue[22] :

Nous avons étudié avec soin les versets coraniques, la Sunna authentique et les textes des prédécesseurs (salaf) qui avaient attrait [sic] à ce sujet, qui est d’une grande importance, [et] il nous est apparu que la femme, lorsqu’elle sort de chez elle, doit couvrir entièrement son corps et qu’elle ne doit rien montrer de sa parure (zīna), excepté son visage et ses mains (si elle veut), et ceci avec n’importe quelle sorte de vêtement, tant qu’il regroupe les conditions suivantes […] [qui sont celles] du jilbāb : qu’il couvre l’ensemble du corps excepté le visage et les mains ; qu’il ne soit pas une parure en soit [sic] ; qu’il soit épais et non transparent ; qu’il soit bien large et pas moulant ; qu’il ne soit pas parfumé ; qu’il ne ressemble pas aux vêtements des hommes ; qu’il ne ressemble pas aux vêtements des mécréantes ; qu’il ne soit pas un vêtement de prestige.

Nous ne mentionnerons que quelques points du traité d’al-Albānī, ce qui suffira à nous convaincre qu’il ne perçoit Dieu que comme un législateur mâle prohibitif. Un récit prophétique (trop long pour être authentique)[23] est cité par l’auteur dans le sens d’une réprobation générale du tabarruj, ou le fait pour la femme de montrer « ses parures, ses beautés et ce qu’elle doit cacher car cela éveille les envies de l’homme »[24]. Al-Albānī ajoute à ce propos que le jilbāb ne saurait être lui-même une parure. Dans cet esprit, il cite un théologien moyenâgeux[25] selon lequel Dieu – en personne ! – n’aimerait pas le tabarruj ! Hormis l’anthropomorphisme grossier, on notera la vaine prétention à connaître les intentions du Créateur (s’Il existe) ! Une autre tradition (vaguement probable selon le propre traditionniste qui la rapporta) est citée par al-Albānī : le second calife, ‘Umar, aurait reproché à quelqu’un d’avoir autorisé sa femme à porter un vêtement blanc, fin… et moulant ! La morale du récit prophétique serait qu’un vêtement porté en privé ne peut susciter aucune désapprobation, puisque Dieu lui-même est censé aimer la beauté[26] ! La dernière tradition citée ici par al-Albānī (et considérée par lui comme authentique) soutient que Dieu n’accepterait pas l’oraison d’une femme qui se serait parfumée avant d’aller à la mosquée.[27] La conclusion de l’opuscule[28] n’est qu’une accrétion névrotique d’injonctions prohibitives. Mauvais jurisconsulte, al-Albānī est en plus un piètre théologien, car l’islam n’est-il que formalisme et non pas surtout piété et tolérance ? Il n’est enfin pas favorable à une séparation entre le sacré et le profane, selon une conception fort contestable, car même certains courants de l’islam l’admettent.

De manière schématique, la position des musulmans conservateurs par rapport à la femme est symptomatique d’une vision diamétralement opposée à celle de l’Occident (libéral), non seulement sur cette question en tant que telle mais aussi, plus largement, sur l’ensemble des questions politiques, sociales, philosophiques, etc. Dieu, fondement des raisonnements misogynes, est ainsi imaginé, en grande partie, par rapport à la perception de la féminité et, en particulier, par son affirmation publique vis-à-vis de laquelle se manifeste une préoccupation névrotique. Le dévoilement du corps féminin constituant une véritable phobie, la moindre permissivité face à la femme semble être perçue comme une innovation blâmable (bid‘a), contraire à la sunna et au Coran, et menant inéluctablement à la damnation. Car dans les sociétés arabes et islamiques de type patriarcal, c’est l’homme qui seul a autorité pour appréhender la cosmologie et, concrètement, définir le rôle respectif de chaque sexe. Mais que dire d’un islam européen ?

Les hésitations théologiques de l’islam en France

Hélas, les penseurs musulmans sensés,[29] bien que nombreux, sont beaucoup moins médiatisés que les cohortes d’intégristes moyenâgeux qui dominent la scène théologique et juridique. En France, par exemple, les pouvoirs publics ont laissé des islamistes proches des Frères musulmans faire main basse sur le Conseil du culte musulman de France, de la manière la moins démocratique qui soit (élections indirectes des 6 et 13 avril 2003). Même si le choix était difficile, certes, car il y a peu d’alternatives dans le sens où le réseau des mosquées et des associations est surtout tenu par différents groupes intégristes et fondamentalistes, les tendances éclairées de l’islam de France (qui existent bel et bien) s’en retrouvent néanmoins marginalisées. Cette situation de quasi-monopole du sacré, reconnue par l’État (pour des raisons d’opportunisme politique ?), aura très probablement des conséquences néfastes sur l’évolution du credo islamique de France, sauf s’il y a un sursaut citoyen (parmi les musulmans, en premier lieu).

On citera aussi le cas étrange de la revue Le monde diplomatique qui ouvre régulièrement ses colonnes à Ťāriq Ramađān, un petit-fils de Hasan al-Bannā, le fondateur de la confrérie des Frères musulmans. Sous couvert de lutte contre le sauvage libéralisme capitaliste, de défense des minorités opprimées, du respect des différences culturelles, d’intégration de la jeunesse issue de l’immigration, etc., cette revue, pourtant contestataire, laisse Ť. Ramađān développer une pseudo-théologie de la mobilisation communautaire. Méprise coupable ou sous-évaluation du risque ? Ce serait, dit-on, un « interlocuteur social incontournable ». Soit ! S’il ne semble pas pratiquer de réflexion originale sur la nature et la volonté de Dieu, Ť. Ramađān reprend néanmoins à son compte une grande partie de l’héritage juridique classique et conservateur auquel il donne une dimension essentiellement politique (c’est là la nouveauté). Ce faisant, il corrobore l’idée que l’islam, tel que voulu par Dieu, aurait vocation à dissocier le groupe musulman de son environnement non musulman, même si la majorité est tolérante et respectueuse de l’Autre (dans le cadre mesuré de la laïcité). Il revendique ainsi une autonomie de la communauté musulmane, de nature évidemment cultuelle, mais aussi culturelle et sociale (et pourquoi pas, à terme, juridique ?), basée sur un soi-disant message divin dont il se prétend l’exégète attitré. Une telle revendication séparatiste est évidemment attentatoire aux règles républicaines, au fragile équilibre des religions de notre pays et, enfin, à la liberté de chacun : en effet, tout musulman a le droit de ne pas vouloir être associé de force à ses coreligionnaires, avec une préférence pour l’anonymat et un attrait pour la seule spiritualité au détriment du respect formel et aride de prescriptions religieuses autoritaires et dépassées.[30]

Par ailleurs, et à titre d’exemple, est-il impératif de ne pas manger de cochon pour être un bon musulman ? L’absorption de viande porcine voue-t-elle automatiquement à la punition divine et à l’exclusion de la communauté des croyants, c’est-à-dire celle des gens socialement fréquentables ? Plusieurs versets vont dans le sens d’une interdiction de la viande de porc, seul animal nommément prohibé dans le Coran (II, 168/173 ; V, 4/3 ; VI, 146/145 ; XVI, 116/115). Cependant, pour distinguer les animaux purs de ceux qui ne le sont pas, le Coran ne semble que se référer aux usages alimentaires en vigueur chez les contemporains de Muhammad ; il condamne de plus la consommation des viandes offertes aux divinités du panthéon mecquois ou celles dont le sang – principe sacré – n’aurait pas été vidé. La jurisprudence islamique aurait par contre dressé des listes assez détaillées, quoique différentes selon les écoles, des chairs consommables. Le porc était probablement mangé dans l’Antéislam, surtout par les tribus chrétiennes. Le sanglier, lui, continua à être chassé en islam. Cet animal ne semble donc pas avoir été considéré comme impur en soi. Un motif possible d’interdiction serait la croyance coranique (et donc certainement antéislamique) en une sorte de transformation humaine en animal (en l’occurrence le singe dans VII, 166 et II, 61/65, et également le porc dans V, 65/60), avec un rejet subséquent de l’anthropophagie (en ce qui concerne le porc). L’explication avancée pour l’interdiction coranique du porc serait ainsi son caractère totémique (avec un lien de parenté, individuel ou générique) ; mais cette thèse reste évidemment contestable.[31] Quoi qu’il en soit, il est clair que l’interdiction de la consommation de porc est purement contingente au milieu de la révélation et ne doit être comprise que comme telle : la prohibition ne saurait être éternelle. Car en quoi Dieu s’intéresserait-il, par le menu, à ce que mangent Ses créatures ? Si l’on raisonne par rapport à la logique interne du Coran (du moins telle qu’on peut tenter de la concevoir), faut-il considérer qu’en matière de viandes mangeables, certains versets seraient abrogés et d’autres abrogeants ? Peut-on ainsi prétendre que le verset 7/5 de la sourate V, La table servie[32], abroge ceux qui interdisent le porc ? Si oui, ce qui est plausible, un musulman pourrait donc manger comme les juifs et les chrétiens, conformément au dogme de sa religion. Mais toutes ces considérations exégétiques sont en fin de compte futiles, la seule chose importante étant que les individus se respectent mutuellement malgré leurs habitudes alimentaires différentes, qui ne doivent absolument pas être perçues comme des injonctions religieuses fondamentales, source de suspicion réciproque puis d’exclusion. Comme le cochon est en France (en ce qui nous concerne directement) un aliment comme les autres, avec les mêmes garanties d’hygiène que les autres viandes, peut-être est-ce par la bouche que les barrières dogmatiques superficielles entre les communautés tomberont, si la loi chariatique est amendée…

Il en est de même du mariage mixte, surtout entre une musulmane et un non-musulman. Ce type d’alliance est perçu comme contraire au Coran et à la Tradition, alors qu’il n’existe aucun texte clair sur cette question. Toutefois, tant la jurisprudence islamique que la pratique sociale l’ont réprouvé, et continuent à le faire. Il est donc grand temps que la loi islamique soit réformée pour prendre en compte la réalité d’une minorité musulmane en France (et plus généralement en Europe) qui doit impérativement contracter des alliances matrimoniales libres de tout présupposé religieux ou culturel pour s’intégrer harmonieusement et éviter le repli communautaire. Une fois de plus, Dieu serait-il si regardant sur ces liens sociaux et sentimentaux ? S’Il existe, l’essentiel ne serait-il pas le degré de spiritualité des croyants et l’intensité de leur amour ? Est-il donc concevable que Dieu s’intéresse personnellement (si l’on peut se permettre cet anthropomorphisme) au sexe et à la fornication ? Il est clair que le comportement sexuel relève surtout de données sociales et que les versets coraniques traitant de fornication, de fausse accusation d’adultère et de punition ne peuvent avoir de portée juridique (puisque la morale y est absente) que dans leur seul contexte. D’ailleurs, ils furent pour la plupart révélés, de manière heureusement fortuite, à la suite d’affaires de mœurs affectant directement le Prophète. Leur valeur doit donc être resituée dans le cadre de l’unique contingence. Le même raisonnement doit s’appliquer au jeûne car qu’on le fasse ou non, en perd-on sa qualité d’être humain pour autant ? Le jeûne doit cesser d’être un critère de différenciation entre musulmans et non-musulmans, de même que l’aune servant à juger sévèrement les musulmans qui ne le feraient pas, et pourraient même être honnis par certains comme des apostats, doit être absolument abolie.

Au risque de paraître iconoclaste, on peut également dire que l’importance accordée en islam au sanctuaire de La Mecque relève d’une forme d’idolâtrie, même épurée, dans le sens où le culte suprême rendu à la divinité se doit, dans la logique du pèlerinage, d’être topique. Comme si Dieu, créateur des cieux et de la terre, ne pouvait être adoré partout, et comme s’il ne résidait qu’autour de la Ka‘ba ! Le pèlerinage, en tant que pilier de l’islam, montre clairement deux choses : soit Muhammad tenta de rassembler les Arabes autour d’un lieu fédérateur de culte, ce qui relève de l’intelligence politique car le sanctuaire de la Mecque était idoine ; soit il était persuadé que la Ka‘ba était bien la demeure d’Allāh (après avoir cependant exigé que l’on priât dans la direction de Jérusalem, jusqu’à la rupture avec les tribus juives de Médine), ce qui prouverait non seulement un attachement sentimental à sa patrie d’origine mais aussi une croyance à laquelle un esprit moderne ne pourrait totalement souscrire. Quoi qu’il en soit, et bien que les deux hypothèses ne soient pas du tout contradictoires, il est clair que la libre spiritualité devrait pouvoir s’exprimer sans entrave géographique, même si elle a souvent besoin de repères matériels partagés. Si cette idée, encore révolutionnaire, s’enracinait chez les musulmans de France (ou d’ailleurs), la géopolitique de la foi s’en trouverait modifiée, car l’Arabie (surtout la région du Ħijāz avec La Mecque et Médine) ne serait plus le pôle essentiel de leurs aspirations dévotes et le modèle mythique de leurs allégeances.

Certains penseurs musulmans ont pourtant ouvert des voies qui n’ont hélas pas été suivies. Bien qu’on ne puisse les qualifier de théologiens d’avant-garde, ces penseurs, trop rares, se sont néanmoins caractérisés par une méthode nouvelle d’exégèse coranique, par une réflexion religieuse critique et par un raisonnement juridique moderne. On peut citer quelques émules du cheikh réformiste Muhammad ‘Abduh, dont ‘Alī ‘Abd al-Rāzeq (1888-1966) et Qāsim Amīn (1865-1908).

Le penseur soudanais Mahmūd Muhammad Ťāhā (1908-1985) mérite lui aussi quelques lignes car il soutint – ce qui le conduisit à la potence – que « l’islam n’est ni un idéal réalisé et fini, ni un âge d’or révolu, mais au contraire l’horizon en perpétuel mouvement vers lequel les musulmans doivent s’orienter ». Il percevait ainsi l’islam « comme un appel jamais atteint, et une tension vers un idéal futur ». Pour ce faire, il fallait réinterpréter le Coran et renouer avec l’élan fondateur du message coranique.[33] Empreint d’un certain esprit libéral et démocratique (qu’il ne faut néanmoins pas surévaluer), Ťāhā rejetait l’application de la loi islamique (śarī‘a) qu’il considérait comme inique (par rapport aux chrétiens du sud du Soudan), mal comprise et amendable, et prônait une relecture du Coran à deux niveaux : un niveau proche, accessible aux intelligences de l’époque ; et un niveau lointain, constituant le kerygme de la prédication. Le niveau proche est constitué des révélations médinoises, compréhensibles selon leur sens obvie, alors que le niveau lointain renvoie aux révélations mecquoises que l’on ne peut pleinement saisir que de manière ésotérique. Il y aurait ainsi deux messages de l’islam : un premier message, historiquement défini et de la sorte dépassé, et un second, plus profond, vers lequel l’humanité doit tendre.[34] Révolutionnaire dans le contexte soudanais, cette théorie l’est évidemment beaucoup moins dans un environnement profane (français et plus largement européen) habitué à l’analyse critique du sacré. Toutefois, l’adoption de la méthode exégétique de Ťāhā (mais pas de toutes ses idées) par quelques courants de l’islam de France permettrait une entrée sereine dans la modernité et une affirmation harmonieuse de l’islamité.

Le cheikh syrien ‘Abd al-Rahmān al-Ķayyer (1904-1986)[35], pour finir, est un exemple différent de personnalité religieuse ouverte, appelant à la pratique de la raison en vue d’une entente entre tous les musulmans, et au-delà toutes les créatures humaines. De confession alaouite (une branche un peu lointaine du chiisme duodécimain, mais en fait théologiquement proche du chiisme septimain), le cheikh situe son discours sur un triple plan religieux, politique et humain. La référence au Coran et à la Tradition prophétique comme fondements scripturaires ne lui interdit pas d’avoir recours à son jugement personnel (ijtihād) pour proposer non sans hardiesse une vision de l’islam basée sur la tolérance et dépassant les limites parfois rigides des rites et des écoles. Il en appelle à une conscience musulmane globale et consensuelle dans un esprit œcuménique qui estime que les divergences doctrinales sont périphériques. Au niveau politique, sa réflexion s’inscrit dans l’histoire récente et tourmentée de son pays que menacent continuellement d’éclatement les diverses appartenances confessionnelles : c’est ainsi un citoyen soucieux de la sérénité de la vie politique et sociale de son pays. Au niveau humain, le cheikh prône une fraternité entre toutes les créatures de Dieu, bien qu’il soit peu probable que sa vision ouverte et tolérante ait les résultats escomptés…

Les incertitudes de la mondialisation

Les quelques exemples précédents montrent bien que tout texte sacré doit être soumis à une exégèse scientifique rigoureuse et critique. Pour sa part, le message coranique doit être lu à plusieurs niveaux car ses prescriptions sociales et juridiques ne sauraient raisonnablement toutes avoir de valeur éternelle. La lecture littérale du Coran et de la Tradition (en partie apocryphe, rappelons-le) nous semble donc une totale ineptie car elle fige les choses dans un passé idéalisé, bien qu’assez méconnu, et de toute façon irrémédiablement éloigné de nos sociétés actuelles, fort différentes. Les idéologies semblables et en même temps opposées des Frères musulmans d’origine égyptienne, du mouvement indo-pakistanais Tablīğ, du courant libano-syrien d’origine éthiopienne ħabaśī, des wahhābites saoudiens et, plus généralement, des salafistes (ceux qui se réclament du mythe de l’imitation des « pieux ancêtres », ou salaf) de tous bords doivent être désignées à la vindicte pour leur imitation servile, leur sèche religiosité et leur spiritualité stérile. Ces idéologies, qui utilisent la religion à des fins politiques partisanes, ne visent absolument pas à l’élévation de l’âme, ce qui permettrait aux individus de se rencontrer et de se respecter mutuellement, mais à l’encadrement communautaire liberticide.

La rencontre sans a priori des hommes et des idées, imposée mais aussi favorisée par les différents aspects de la mondialisation, pourra peut-être mener à un rejet des cadres anciens de la religiosité, réducteurs et surannés, en ouvrant les portes d’une spiritualité humaniste et englobante, au-delà des frontières dogmatiques aliénantes. La présence de l’islam, en France, doit être une opportunité pour y réfléchir et œuvrer ensemble.[36]

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[1] Texte présenté dans le colloque « Mondialisation et régulation internationale : vers une nouvelle solidarité mondiale ? » organisé à Damas les 11 et 12 décembre 2004.

[2] Maître de conférences (langue et civilisation arabes) à l’Université du Havre, Faculté des affaires internationales, Institut des langues et civilisations orientales (stephane.valter@univ-lehavre.fr).

[3] La première citation provient de la Première épître de Paul, apôtre, aux Corinthiens, « III. Le bon ordre dans les assemblées – La tenue des femmes », in La sainte Bible, traduite en français sous la direction de l’École biblique de Jérusalem, Paris, Les éditions du Cerf, 1961, p. 1519-1520. La seconde citation est tirée de la Première épître à Timothée, p. 1566.

[4] Manuel de Diéguez, Et l’homme créa son Dieu, Paris, Fayard, 1984, 332 pages, p. 64.

[5] Pierre Bordreuil et Françoise Briquel-Chatonnet, Le temps de la Bible, Paris, Fayard, 2000, 461 pages.

[6] Voir Ernest Renan (1823-1892), Vie de Jésus, édition établie, présentée et annotée par Jean Gaulmier, Paris, Gallimard, collection Folio classique, 1974 (première édition en 1863, treizième édition en 1867), 542 pages.

[7] Manuel de Diéguez, Et l’homme créa son Dieu, op. cit., p. 71-72.

[8] Marie-Pierre Kerneur, « Le discours des néo-conservateurs américains : à la croisée de l’héritage puritain, de la destinée manifeste et du reaganisme », intervention au colloque du GRIC (Groupe de recherche identités et cultures), Tradition et modernité : Rencontres et syncrétisme, Université du Havre, 23-24 septembre 2004.

[9] Voir Jacqueline Chabbi, Le seigneur des tribus : L’Islam de Mahomet, Paris, Noêsis, 1997, 726 pages. Et Alfred-Louis de Prémare, Les fondations de l’islam : Entre écriture et histoire, Paris, Éditions du Seuil, 2002, 535 pages.

[10] Sourate IX, Revenir [de l’erreur] ou [l’]immunité, verset 107/106 : « Wa ākharūna murjawna li-amri-l-Lāhi. Immā yu‘adhdhibu-hum wa immā yatūbu ‘alayhem. Wa-l-Lāhu ‘alīmun hakīm(un) », soit : « D’autres sont dans l’incertitude à l’égard de l’ordre d’Allāh : ou bien Il les tourmentera, ou bien Il reviendra [de Sa rigueur] contre eux. Allāh est omniscient et sage ». Les passages coraniques en langue française sont tirés de la traduction du Coran par Régis Blachère, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999 (première édition, 1956), 748 pages. Blachère donne, pour les versets, la double numérotation : celle de l’édition de Flügel (1802-1870), assez répandue en Europe, puis celle de l’édition du Caire (dite de Būlāq, 1923). Nous suivons en ce domaine la présentation de Blachère : Flügel puis Būlāq.

[11] Rappelons l’anecdote amusante racontée par l’homme de lettres égyptien, Tawfīq al-Ħakīm, dans son roman Yawmiyyāt nā’eb fi-l-aryāf, dans lequel un instituteur, intellectuel profane, est interrompu lors d’une conférence publique de vulgarisation à propos de la thèse de la relativité développée par Einstein. Le contradicteur, un homme de religion aux vues étriquées, lui demande si le poids supposé de l’univers inclut ou non « le trône de Dieu ». Il se réfère pour cela à la sourate II, La génisse, verset 256/255 : « […] Son Trône s’étend sur les cieux et la terre. Le conserver ne Le fait point ployer. […] » (« […] Wasi‘a kursīyyu-hu-s-samawāti wa-l-arda. Wa lā ya’ūdu-hu hifżuhu-mā. […] »). Interloqué devant cet anthropomorphisme outrancier, l’instituteur ne peut rien rétorquer et doit se retirer sous les accusations d’ignorance et d’impiété.

[12] Voir le grand dictionnaire médiéval, Lisān al-‘arab (La langue des Arabes).

[13] La sunna (pluriel : sunan) est initialement le chemin frayé, par extension les usages immémoriaux réglant la vie des Arabes et la coutume des ancêtres. Elle prit ensuite le sens de mode de vie du Prophète (sunnat al-nabīy), rapportant de la sorte ses dits et gestes. Plus précisément, la sunna est l’ensemble – imaginé – des expressions, pratiques et manières d’agir de Muhammad telles qu’elles auraient été tirées des témoignages de ses compagnons et contemporains. Enfin, elle devint aussi, quoiqu’avec une valeur moindre, les mœurs, les positions doctrinales et la pratique politique des quatre premiers califes, puis des compagnons de Muhammad, de même que les usages des deux générations suivantes.

[14] Voir Renan, Vie de Jésus, op. cit., p. 251-252 : « […] Les pharisiens dominaient [à Jérusalem] ; l’étude de la Loi, poussée aux plus insignifiantes minuties, réduite à des questions de casuiste, était l’unique étude. Cette culture exclusivement théologique et canonique ne contribuait en rien à polir les esprits. C’était quelque chose d’analogue à la doctrine stérile du faqīh musulman, à cette science creuse qui s’agite autour d’une mosquée, grande dépense de temps et de dialectique faite en pure perte et sans que la bonne discipline de l’esprit en profite. […] »

[15] C’est là une question complexe car dans le domaine connexe du droit plusieurs grands jurisconsultes furent fortement influencés par le milieu médinois, comme Mālik b. Anas (m. 795), al-Šāfi‘ī (m. 820) et Ibn Hanbal (m. 855), contrairement à Abū Hanīfa (m. 767) qui subit, lui, l’influence des pratiques iraqiennes. Mais en ce qui concerne des compilateurs comme al-Buķārī (m. 870), Muslem (m. 875), Ibn Māja (m. 886), Abū Dāwud (m. 889), al-Tirmithī (m. 892) et al-Nasā’ī (m. 915), originaires de Perse, c’est très probablement l’Iraq, centre 

politique et religieux, qui servit de terreau intellectuel.

[16] Nous travaillons sur un texte bilingue (arabe-français), ce qui permet d’appréhender un certain type de discours produit de l’extérieur à destination des musulmans non arabophones résidant en France (ou en Belgique, etc.). Muhammad Nāsir al-Dīn al-Albānī, Le jilbāb de la femme musulmane, sans lieu, Éditions al-Sunna, 2003, 77 pages. Le jilbāb désigne une robe ou un manteau de dessus, très ample : probablement une espèce de pèlerine ou de camail.

[17] Dans cette optique, le Coran, même s’il reste le Livre par excellence, ne peut se comprendre que par l’exemplification de la Tradition, pourtant historiquement déterminée.

[18] Consulter le site de la Salafī Society of North America : http://www.al-manhaj.com, rédigé dans un anglais peu clair et avec une translittération pour le moins originale.

[19] Voir le site http://www.masud.co.uk, fort dévalorisant à l’encontre d’Ibn Bāz et d’al-Albānī. S’il est ardu d’indiquer de qui émane ce site de la Toile (ce n’est d’ailleurs pas une question qui nous concerne directement), on peut constater que la critique du wahhābisme et d’un certain salafisme y est virulente. Mais l’approche reste très religieuse et l’argumentation scolastique.

[20] Site http://www.ummah.net – un site islamiste non salafiste, dont l’auteur de l’article cité estime que Muhammad Rashīd Ridā, le grand réformiste (mort en 1935) qui avait des sympathies pour le wahhābisme, était un franc-maçon.

[21] Voir le site www.abc.se, ou www.livingislam.org, qui lui est lié.

[22] Albānī, Le jilbāb de la femme musulmane, op. cit., p. 15-16.

[23] Albānī, Le jilbāb de la femme musulmane, op. cit., p. 40-41.

[24] Lisān al-‘arab donne la définition suivante du tabarruj, terme souvent utilisé aujourd’hui dans le sens de maquillage : l’exhibition (iżhār) par la femme de son lustre (zīna) et de ses beautés (mahāsen), c’est-à-dire de son visage (wajh), de son cou (jīd) et parfois même de ses yeux, à des étrangers, autant d’atours dont l’exposition peut susciter le désir irrépressible des mâles.

[25] Albānī, Le jilbāb de la femme musulmane, op. cit., p. 41-42.

[26] « La troisième condition concernant le jilbāb », in Albānī, Le jilbāb de la femme musulmane, op. cit., p. 47-53.

[27] « La cinquième condition du jilbāb », in Albānī, Le jilbāb de la femme musulmane, op. cit., p. 57-60.

[28] Albānī, Le jilbāb de la femme musulmane, op. cit., p. 74-76.

[29] Comme Mohamed Charfi, Islam et liberté : Le malentendu historique, Paris, Albin Michel, 1998, 273 pages.

[30] Les sources vilipendant Ť. Ramadān sont aussi nombreuses que celles le louant, si ce n’est que les premières nous paraissent nettement plus argumentées que les secondes… Comme ouvrage critique de synthèse, citons le Dictionnaire mondial de l’islamisme, sous la direction d’Antoine Sfeir et des Cahiers de l’Orient, Paris, Plon, 2002, 518 pages. De nombreux politologues ont également exprimé une vision négative de Ť. Ramadān dont les écrits alambiqués nous paraissent volontairement flous. Une écoute attentive de ses discussions et prônes, à destination de la jeunesse arabe des banlieues, enregistrés et diffusés par la maison lyonnaise d’édition Tawhīd (www.islam-france.com), semble être la porte d’entrée idoine pour saisir à quel point le langage peut être double.

[31] Joseph Chelhod, Les structures du sacré chez les Arabes, Paris, Maisonneuve & Larose, 1986, 288 pages, p. 199-203.

[32] « Aujourd’hui, licites sont pour vous les excellentes [nourritures]. La nourriture de ceux à qui a été donnée l’Écriture est licite pour vous et votre nourriture est licite pour eux. »

[33] Ghassan Finianos, Islamistes, apologistes et libres penseurs, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, 382 pages, p. 177.

[34] Ibid., p. 179 et suivantes.

[35] « La réplique à Ibn Bāz (1912-1999) de ‘Abd al-Rahmān al-Ķayyer (1904-1986) », suivie du traité « À propos de la thèse selon laquelle les chiites extrémistes (ğulāt) n’auraient pas encore [tous] disparu ». Introduction, traduction, notes et annexes, in Bulletin d’études orientales (Institut Français d’Études Arabes de Damas), n° LV, 2003, p. 299-383.

[36] L’auteur remercie chaleureusement Muhammad ‘Abd al-Jalīl, un ami et collègue de l’Université de Damas, qui a non seulement bien voulu me faire part de ses utiles remarques (prises en compte dans le présent papier) mais s’est également chargé, avec brio, de la traduction arabe de la communication donnée lors du colloque. Cette traduction, légèrement différente, de ce travail est consultable sur le site http://www.maaber.org.

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