Le miracle arabe
Ce que l’Occident doit à l’Orient

 

Paul Balta[1]

 

Plus que jamais, il nous faut opposer à la théorie fallacieuse et dangereuse du Choc des civilisations[2] de Samuel Huntington (qui est aussi celle de Ben Laden) la philosophie du dialogue des cultures et des civilisations  qui a toujours prévalu en Méditerranée, malgré les guerres et les affirmations identitaires. En revanche, les Méditerranéens doivent réagir contre le “Choc des imaginations” qui leur a légué, au fil des siècles, nombre d’idées reçues[3] sur ce qui nous divise, plutôt que de mettre l’accent sur ce que nous avons en commun et qui est considérable.  Ils doivent aussi lutter contre le “Choc des ignorances”, car ces dernières ont tendance à augmenter. 

Alors que les Européens se réfèrent toujours à leur héritage gréco-romain, il convient de rappeler leur dette à l’égard de l’Orient, les  exemples qui suivent étant loin d’être exhaustifs :

1) L’Orient est le berceau des trois religions monothéistes révélées, 2) Les Phéniciens, ces nomades de la mer,  ont inventé le premier alphabet de 22 lettres, ancêtre des nôtres, et ont ouvert les premiers comptoirs autour du bassin, 3) Les auteurs de la Grèce classique au Vè siècle av. J.-C. reconnaissaient tout ce qu’ils devaient à l’Égypte,  4) Du VIIIè au XIIIè et même au XVè siècle, la civilisation arabo-islamique a été à la pointe de la modernité. C’est sur ce point que je voudrais insister parce qu’il est trop souvent occulté ou ignoré. Fort heureusement, l’IMA a comblé un vide grâce à la superbe exposition,”L’age d’or des sciences arabes”, dont mon ami Ahmed Djebbar était le commissaire. Son dernier livre porte le même titre[4].

De multiples apports

De même qu’il y a eu un “miracle grec” dans l’Antiquité  il y a eu aussi, je le dis avec force, un “miracle arabe” au Moyen Age. Le miracle des savants et des penseurs persans, berbères, andalous, juifs etc.,  qui ont choisi de rédiger leurs travaux en arabe.  Leurs apports et ceux des Arabes ont été considérables[5] et sans eux la Renaissance européenne n’aurait pas été ce qu’elle fut !

Ils ont alors exploré tous les domaines du savoir : astronomie, mathématiques, physique, chimie, médecine, botanique, philosophie, histoire géographie, architecture, etc. comme nous allons le voir.  Alors d’où vient l’idée reçue  selon laquelle les Arabes n’ont rien inventé ou

n’ont été qu’une courroie de transmission ? N’auraient-ils d’ailleurs été

que cela que ce serait déjà important. En effet, au XVè-XVIè siècle, alors que le monde arabo-musulman est  en déclin, l’Europe prend l’ascendant et redécouvre grâce à eux, son héritage gréco-romain. Elle doit bien admettre sa dette car la plupart des textes anciens perdus pendant “l’âge des ténèbres”  de la chrétienté, autour de l’an Mil, avaient été traduits en arabe par des  Syriens chrétiens maîtrisant le grec. Mais on souligne alors leur chrétienté plutôt que leur arabité. On leur doit aussi ainsi qu’aux musulmans la traduction de textes fondamentaux persans et indiens.

Au XIXè siècle, Ernest Renan (1823-1892) rend hommage à ces apports de l’Orient musulman, puis critique l’obscurantisme de l’islam décadent. Cette analyse prévaut tandis que se développe un discours antisémite (anti-juif et anti-arabe) et que les orientalistes minimisent les apports de la civilisation arabo-islamique. Ce sont des spécialistes, notamment Européens comme Louis Massignon, Maxime Rodinson, Jacques Berque, André Miquel et d’autres ainsi que des Arabes et le Pakistanais Abdus Salam (1926-1996), premier prix Nobel scientifique du monde musulman (1979), qui rétabliront les faits au milieu du XXè siècle.

Abdus Salam, que j’ai eu l’honneur de rencontrer et dont j’ai fait le portrait dans Islam, civilisation et sociétés[6] qui vient d’être réédité et traduit en espagnol, se voulait aussi un missionnaire de la science. Il se rendait de pays en pays pour appeler les musulmans à renouer avec leur âge d’or et déplorait que les dirigeants n’accordent pas suffisamment d’importance et de crédits à la recherche. Il rappelait que de nombreux versets du Coran, je cite : “ exhortent les croyants, hommes et femmes, à étudier la nature, à réfléchir (...), à faire de l’acquisition du savoir et de la compréhension par la science un élément de la vie de la communauté”, et que l’un d’eux “souligne la supériorité du  âlim, l’homme qui a le savoir et l’intelligence.” 

Se référant à la  monumentale Histoire des Sciences  de l’Américain George Sarton (1884-1956) il rappelle qu’après les Égyptiens, les Grecs, les Alexandrins, les Romains, les Byzantins, viennent, en une succession ininterrompue, de 750 à 1100, Arabes, Persans et musulmans. Citons quelques uns : Jabîr (vers 800), alchimiste arabe, Khawarizmi (780-850), inventeur de l’algèbre et des algorithmes, Râzi  (865-925), médecin persan, fondateur du premier hôpital à Bagdad, Birûni (973-1050), né en Asie centrale, historien, géographe, astronome, auteur d’un célèbre Kitâb al-Hind, “Description de l’Inde” (1030), Ibn Sina ou Avicenne (980-1037), né à Boukhara, philosophe, commentateur d’Aristote et médecin dont Le Canon de la médecine et autres traités ont été en usage dans les universités européennes jusqu’au XVIIè siècle, Omar Khayam (1047-1122), mathématicien et poète persan. Abdus Salam souligne que l’Irakien Ibn Haitham  (965-1039) est  “l’un des plus grands physiciens de tous les temps”; qui a formulé les lois de l’optique bien avant Roger Bacon (1212-1294) ainsi que la loi d’inertie qui deviendra la première loi du mouvement chez Newton (1642-1727).

Ce n’est qu’à partir du XIIè  siècle, souligne Sarton que les premiers savants européens apparaissent mais ils partageront les honneurs pendant deux siècles et demi avec les homme de l’Islam, tels Averroès (1126-1198), philosophe andalou et commentateur d’Aristote, Maïmonide (1135-1204), théologien et médecin juif andalou, Ibn Battûta (1304-1377), géographe et voyageur  marocain qui vaut bien Marco Polo (1254-1324), Ibn Khaldoun (1332-1406), né à Tunis, ancêtre de la sociologie et historien au sens moderne du terme alors qu’il n’y avait à l’époque que des chroniqueurs sur les deux rives de la Méditerranée ; nous célébrons  le sixième centenaire de sa mort.

Les chiffres arabes

Rappelons aussi que les chiffres arabes, de 1 à 9, que nous utilisons ont été mis au point au Maghreb à partir de la numérotation indienne. Ils ont été introduits dans l’Europe chrétienne par le moine Gerbert d’Aurillac lorsqu’il est devenu pape en 999 sous le nom de Sylvestre II ; il les avait découverts au cours d’une mission secrète à Cordoue. Le zéro, d’origine indienne, traduit  en arabe par as-sifr qui donne cephirum, en latin, zefero, en italien et chiffre et zéro, en français, ne sera introduit qu’au XIIè siècle. La numérotation décimale représente  un progrès considérable par rapport à celle des Romains, alors en usage en Europe. Illustration : CCCXXXIII s’écrit, grâce aux Arabes, 333. Les unités, les dizaines et les centaines permettent ainsi des calculs plus complexes et plus rapides   

Le paysage méditerranéen

La civilisation arabo-islamique a également contribué à transformer le paysage méditerranéen en y acclimatant des espèces apportées d’Asie : l’oranger, le pêcher, le prunier, l’abricotier, les cucurbitacées (pastèques, melons, courges), l’artichaut, etc.. Influencés par  les Jardins suspendus de Babylone, une des Sept merveilles du monde, les nomades musulmans se sont urbanisés et ont introduit chez les soeurs latines  la culture en terrasse et des systèmes d’irrigation et de répartition de l’eau dont plusieurs sont toujours en usage en Espagne. J’en ai eu la confirmation  dans notre maison de vacances à Altea, près d’Alicante, puisque nous en bénéficions.

Art culinaire et art de vivre

De même, au Moyen Age, les Arabes après s’être inspirés des  traditions culinaires gréco-byzantines et persanes, ont développé un art culinaire complexe et raffiné[7]. Les huit croisades, entre 1096 et 1270, ont joué un rôle important sur le plan culturel car les croisés ont découvert un univers dont ils n’avaient pas idée et y ont tellement pris goût que nombre d’entre eux se sont installés en Orient et ont adopté les coutumes locales vestimentaires, alimentaires et autres. Une grande révélation a été pour eux le sucre (sukkar) lors du siège d’Antioche (1098), puis les dragées et le nougat. Ils rapporteront aussi des épices.  Les femmes aussi apprécient la nourriture et découvrent les parfums ainsi que les tissus chatoyants dont elles se parent : taffetas (taftah ), tabby (attabi) ou soie moirée, satin (zaituni),  damas (dimachk). Elles portent enfin des voilettes de mousseline, du nom de Mossoul où elles furent inventées.

Il faudrait citer aussi Ziryab (789-857), arbitre des élégances et du bon goût. Originaire de Bagdad, il vécut à Cordoue. C’est lui qui a introduit la mode saisonnière (étoffes légères de couleurs vives au printemps, vêtements blancs l’été, manteaux et toques de fourrures l’hiver), créé un institut de beauté d’une étonnante modernité, fixé l’ordonnance du repas -entrée, plat principal, desserts- remplacé le gobelet d’or ou d’argent en inventant le verre à pied tel que nous l’utilisons parce qu’il met en valeur la couleur du vin,  rétabli la tradition du banquet.

Dans une remarquable étude sur le sujet, mon ami Maxime Rodinson écrivait en 1949 : “l’Europe occidentale a suivi,  jusqu’à une époque toute récente, les règles de la diététique arabe, héritée elle-même des médecins grecs”. Et il conclut : ”C’est là un sujet qui mériterait d’être étudié en détail[8]”.  Jusqu’aux années 1980, ce conseil n’a guère été suivi, les universitaires ne considérant pas ce thème digne d’eux alors qu’il est fondamental. Puis  la situation s’est transformée grâce à des universitaires et des chercheurs tels Jean-Louis Flandrin, Françoise Aubaile-Sallenave, Yassine Essid, Farouk Mardam Bey qui a créé la collection “L’Orient gourmand” chez Sindbad/ Actes sud, et bien d’autres que j’évoque dans un livre qu’il a publié, Boire et manger en Méditerranée[9]. Il est aussi conseiller à l’Institut du monde arabe.

Si j’ai tenu à consacrer une partie de mon intervention à ces apports, c’est qu’ils ne figurent guère ou pas suffisamment dans les manuels scolaires européens et même arabes. Quand il m’arrivait de faire des conférences dans les banlieues ou en province, des jeunes d’origine maghrébine étaient étonnés et ravis de découvrir qu’ils avaient un passé prestigieux. Cela contribuait à modifier non seulement le regard qu’ils portaient sur eux-mêmes mais aussi le regard que leurs camarades français et européens portaient sur eux ! Il faudrait aussi que les pays arabes mettent en valeur leur propre passé, rouvrent la porte de l’ijtihad, l’effort de recherche,  et s’engagent enfin sur la voie de la Nahda, la Renaissance amorcée au XIXè siècle et restée sans suite.

Le PNUD, “Développement Humain dans le Monde Arabe”.

À ce propos, nous ne pouvons ignorer le Rapport du Programme des Nations Unies pour le développement intitulé “Développement Humain dans le Monde Arabe”. Rédigé par une quarantaine d’intellectuels arabes,  il comporte quatre parties. Le premier rapport (2002) dresse un bilan général et identifie trois problèmes majeurs : “Le savoir, la liberté, le statut des femmes”. Le rapport 2003, s’intitule “Construction d’une société du savoir”. Celui de 2004, publié le 5 avril 2005, porte sur le “Développement humain”. Le Rapport 2005, consacré à “La Question féminine” doit être publié en 2006.

                Les constats dressés sont très inquiétants. Je retiens quelques exemples : Le système d’enseignement, fondé sur la méthode coranique de l’apprentissage par cœur, n’a guère évolué. Il y a 30% d’hommes et 50% de femmes analphabètes sur les quelque 300 millions d’habitants des 22 pays de la Ligue arabe. L'université de Shanghaï  publie chaque année le classement des 500 premières universités du monde. Elle n’a retenu aucune université arabe contre sept pour Israël. La recherche fondamentale : les budgets de la R&D (Recherche et développement) ne dépassent pas 0,4 % du PNB contre 2,35 % en Israël et 2,9 % au Japon. Le nombre de livres publiés : 1,1% de la production mondiale.  La Grèce, 11 millions d’habitants, traduit  cinq fois plus de livres que tous les  pays de la Ligue arabe. L’Internet : il y a dans le monde en moyenne 78,3 ordinateurs pour 1000 personnes. Ce rapport n’est que de 18 pour 1000 dans les pays de la Ligue arabe où seuls 1,6 % de leurs habitants ont accès à Internet. En conclusion, il les appelle à renouer avec leur âge d’or pour innover.

Des rapports de l’ALECSO, dans les années 1990, avaient déjà relevé des lacunes dans le système pédagogique et dès cette époque, j’avais oeuvré dans différentes associations pour que s’engage une coopération Nord-Sud. À ce propos, je tiens à rappeler que j’avais collaboré avec André Raymond à l’organisation d’un symposium à Hambourg, dans le cadre du Dialogue euro-arabe[10]. Nous avions bénéficié du concours de Susanne Balous, alors au ministère des Affaires étrangères et qui a créé depuis l’Association des Amis de l’Institut du monde arabe.

Le Partenariat euro-méditerranéen

C’est pourquoi aussi, lors du premier Forum civil euro-med, au lendemain de l’adoption, le 28 novembre 1995, de la Déclaration de Barcelone, acte fondateur du Partenariat euro-méditerranéen et de la Méditerranée du XXIè siècle, j’avais formulé plusieurs propositions en tant que représentant de la Fondation Seydoux pour le monde méditerranéen[11] et animateur du Forum  Dialogue culturel  : édification dans chaque pays partenaire d’au moins une Maison de la Méditerranée espace d’information et de rencontre ; création de chaires de la Méditerranée dans les universités ; rédaction d’un Livre blanc sur les stéréotypes ; révision des manuels scolaires[12], etc. Cette révision a commencé au Nord mais reste très insuffisante au Sud. En tant que Fondateur et président du Forum euro-méditerranéen des cultures, FEMEC, je poursuis cette action.

Pour conclure, je reprends un voeu que je ne cesse de formuler depuis dix ans et qui est au coeur de notre rencontre. Ce voeu ?  Qu’Ulysse et Sindbad, les deux marins qui parlent à nos imaginaires, apprennent à naviguer ensemble afin que mare nostrum devienne enfin mater nostra.

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[1] Écrivain, ancien journaliste au quotidien Le Monde, directeur honoraire du CEOC, Centre d’études de l’Orient contemporain, université Paris III Sorbonne Nouvelle, président du FEMEC, Forum euro-méditerranéen des  cultures.

[2] Samuel P.  Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 1997.

[3] Paul Balta, L’Islam, Collection “Idées reçues”, Le Cavalier Bleu, Paris, 2005.

[4] Ahmed Djebbar, L’age d’or des sciences arabes, Le Pommier, 2005

[5] Ahmed  Djebbar, Une histoire de la science arabe. Entretiens avec Jean Rosmorduc, Seuil, 2001.  Juan Vernet, Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne, trad. de l’espagnol, Sinbad, 1985, Paris.

[6] Paul Balta (sous la dir. de) , Islam, civilisation et sociétés, Éditions du Rocher, Paris, 1991, 2è édition, 2001.

[7] David Waines, La cuisine des califes, L’Orient gourmand, Sindbad/ Actes Sud, Paris, 1998.

[8] Maxime Rodinson, “ Recherches sur les documents arabes relatifs à la cuisine”, Revue des études islamiques, Paris, 1949.

[9] Paul Balta, Boire et manger en Méditerranée, Sindbad / Actes Sud, fin 2004. C’est le prolongement d’une conférence  faite à l’Université de la Complutense à Madrid, en 1993, Art culinaire et civilisation en Méditerranée, berceau de l’art de vivre.

[10] Dialogue euro-arabe. Les rapports  entre les deux cultures, Symposium de Hambourg, 11-15  avril 1983, Edisud, Paris, 1986.

[11] La Méditerranée réinventée. Réalités et espoirs de la coopération, (sous la dir. de Paul Balta), La Découverte / Fondation Seydoux, Paris, 1992.

[12] Paul Balta, Méditerranée. Défis et enjeux, Les Cahiers de Confluences, L’Harmattan, Paris, 2000.

        

 

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