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Apprendre à être*

 

Mariana Lacombe**

 

Introduction

Le rapport élaboré par la commission internationale sur l’éducation pour le vingt et unième siècle, reliée à l’Unesco et présidée par Jacques Delors, définit clairement les quatre piliers d’un nouveau type d’éducation : apprendre à connaître, apprendre à faire, apprendre à vivre avec les autres, apprendre à être.

Dans le Manifeste de la transdisciplinarité, Basarab Nicolescu met en évidence une trans-relation entre les quatre piliers de ce nouveau système, qui puise son origine en notre propre constitution d’êtres humains (Nicolescu : 1999). En effet, si notre être est absent, notre relation à la connaissance et à l’action qu’elle impulse, ainsi que notre rapport aux autres, peuvent se traduire par une série d’automatismes, vides de désir et de sens. La clé de voûte et la difficulté de ce nouveau système semble résider en notre aptitude à impliquer notre être dans le mouvement d’apprentissage.

Or comment apprendre à être dans nos institutions scolaires, et comment transférer cette attitude à des contextes quotidiens, tels que les embouteillages, le bureau, la cuisine ou le café du coin ?

1. La rencontre

C’est paradoxalement avec les autres que l’on apprend à devenir soi-même. Depuis notre plus tendre enfance, d’autres mains nous lavent, nous bercent, nous nourrissent, nous apprennent à nous tenir debout, à articuler notre prénom, à surseoir à nos premières impulsions, afin d’accueillir, le mieux possible, notre patrimoine culturel. Or cette culture devrait nous permettre de sentir, de penser ou d’agir, avec, à chaque fois, plus de joie, le sens de nos vies.

Le fait d’être entremêle les sentiments, la réflexion et l’action, sans que la lisière soit bien nette entre eux. À chacun de décider quand s’humaniser en appel au cœur, au courage des gestes ou au calme de la pensée. Il semble très difficile de définir ce qu’est qu’« être ».

Ceux qui nous interpellent et nous défient, nous encourageant à oser devenir nous mêmes, tradition à l’appui, ont souvent du mal à dire ce qu’est l’« humain ». Toutefois, ils font comme s’ils savaient… Sans aucun doute, cela nous remet à la faculté de nous conduire de façon désintéressée, pour la « beauté du geste » (Gallard : 1999) à cause de l’énigme qui nous rend capables de nous émouvoir alors que nous devrions être de froids calculateurs, de penser ensemble au lieu de nous emporter, d’agir plutôt que de prendre la fuite. Cela nous renvoie à la rencontre. Car pour apprendre à écouter son cœur (même si cela semble mièvre), à exercer sa raison et son imagination, à risquer de passer de la parole au geste, il faut qu’un autre vous incite au courage d’être, intégralement, sans se mutiler ni se dérober à cette aventure qui ne semble réductible à aucune définition.

Pour comprendre le verbe « être », nous pouvons nous inspirer des sculpteurs, des peintres, des musiciens, des chercheurs, des acteurs ou des cordons bleus ; bref, de tous ceux qui créent – que la composition soit un plat, une photo, un dessin, une équation, un texte, avec toute la difficulté que cela comporte, mais aussi avec le plaisir encouru d’être l’auteur de sa vie.

Le verbe « créer » est un verbe difficile ; il semble trop à la mode, il à des connotations de démiurge, il recèle un danger de volonté de puissance. Toutefois, n’est-ce pas là notre plus étrange et belle faculté ? Créer des histoires à partir de presque rien, des formes sur la page blanche, de l’infini en prenant appui sur des matières finies, de l’inachevé à partir de qui à été clairement délimité, du possible alors que tout semble perdu ou condamné… Cela ne se concrétise que si quelqu’un vous introduit à l’art de manier les pinceaux, à l’harmonie des formes de Vénus dans le hall d’un musée, à la richesse du langage, au lyrisme d’un regard, au poids d’un sourire, à la patience d’une remise en question nécessaire… S’il est presque impossible à dire ce que c’est qu’« être », nous ne saurions pourtant rien en étant seuls, et il semble que ce soit l’apprentissage de la rencontre qui nous mette sur la voie.

Toutefois, les mêmes mains qui nous bercent sont aussi celles qui nous frappent et qui nous rendent difficile l’accès à nous-mêmes. Sartre, probablement en s’inspirant des travaux de Heidegger sur « le monde du on », est très clair : l’enfer c’est les autres. Ceux-là même qui devraient nous aider à être nous-mêmes nous volent cette possibilité en nous dictant qui nous devons être, plutôt que de nous placer devant un choix à faire. Il y a une différence de taille entre, par exemple, aller dans un musée pour apprendre à reproduire une sculpture ou pour apprendre à sculpter sa vie. De même, nous pouvons fréquenter une école pour être une pièce bien huilée d’un rouage subtil ou pour apprendre que le métier d’homme ne sera jamais passible d’une fabrication en série ou d’une recette à la mode. Mais pouvons-nous encore, aujourd’hui, sculpter nos vies ?

2. La limite

Rien de plus rare que d’être sincère, de plus suspect que la vérité que nous énonçons sur les autres ou sur nous-mêmes, ni de plus mis en question que la justice et le bien-fondé de nos actions. Qu’avons-nous, au fond, créé de nous-mêmes ? Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est réel ? Le réel résiste à nos lectures les plus savantes, « à nos expériences, à nos descriptions ou à nos formulations mathématiques » (Nicolescu : 1999). Autrement dit, pour apprendre à être, il faut accepter qu’à priori nous ne savons pas être ; ou que sous prétexte d’être, nous engageons entre nous des relations de pouvoir. Nous vivons dans un monde qui, à bien des égards, nous dispense d’être ; un monde où la question « qui ? » reçoit souvent la réponse « personne ». Chacun est un autre et personne n’est soi-même (Heidegger : 1977).

La société, dans son ensemble, paraît s’organiser autour de mouvements de masse qui tendent à la dépersonnalisation, à l’égalisation, à la prévention, à la réduction de l’inédit à la banalité, au déjà vu, de telle sorte que nos secrets perdent leur force. L’humain est souvent réduit à l’état de marchandise, avec son propre consentement. Cet état de fait empêche l’essor de nouveaux modes d’organisation, véritablement démocratiques, où le sujet ne serait pas réduit à la dimension d’objet.

Il s’agit donc de reconnaître ce qui en soi n’est pas soi : ce qui a été appris sans conscience, ce qui tient d’un comportement mécanique, d’une réponse réflexe, voire dogmatique, de reconnaître tout ce qui en nous n’a jamais fait l’objet d’un choix délibéré, mais qui nous a permis de survivre dans la foule. Pour dépasser nos limites, il faut d’abord comprendre ce qui les a occasionnées. Or nous ne pouvons les comprendre que lorsque, dans un monde gris sur fond gris, quelqu’un découvre un bout d’arc-en-ciel !

Comme cela est alors coûteux de s’extraire des dogmes, de porter du jaune soleil, de vouloir être sculpteur plutôt que statue, de tenter l’effort de construire un parcours singulier, sans pour autant s’isoler, s’exclure ou pire : finir objectalisé.

3. Le saut

Bien souvent, seul un saut dans l’inconnu peut nous délivrer de la menace de réification qui pèse sur l’humain dans nos sociétés contemporaines. Un saut qui peut nous faire murmurer, alors que tout semble avoir été dit, écrit, résolu, prévu : « Tout ce que je sais est que je ne sais rien » – attitude que Socrate a payée de sa vie. Ce saut, Norbert Elias l’appelle « un pas hors du commun ». Il nous remet aux aspects importants des processus sociaux non planifiés (Elias : 1994). Elias fait allusion au pas hors du commun que Mozart a dû effectuer lorsqu’il a cessé d’écrire de la musique pour séduire les femmes et le public de Vienne et qu’il a décidé de composer « pour lui-même ». Il compare, par ailleurs, le saut de Mozart au moment où Michel-Ange est entré en conflit avec le Pape ou au moment où Bach a rompu avec le duc de Weimar, a démissionné et a utilisé ses contacts pour changer de cour.

Seul un pas hors du commun, un saut malgré la peur, la douleur, le risque et le poids de la responsabilité peut nous permettre de modifier nos représentations, de sortir de la dialectique infernale « opprimé-oppresseur », d’interrompre l’objectalisation des uns par les autres, pour tenter de créer du sens ensemble, comme on compose de la musique, comme on sculpte un visage : de tout son être.

Ce saut passe par la faculté de transformer, grâce au cœur, au corps, à l’imagination et à la raison dont nous disposons, les impasses en issues : de trouver un oasis au milieu du désert, de chanter, en cati mini, dans une chambre d’hôpital ou dans une cellule de prison, que la vie est belle, au-delà d’elle-même, « vue de face, des deux yeux et non d’un seul œil borgne », et de voir enfin la sortie du labyrinthe… Bref de changer de niveau de réalité.

4. La confiance

Aujourd’hui nous savons à peu près allier, dans nos disciplines respectives, la théorie et la pratique, penser et mettre en œuvre ; mais nous sommes bien souvent incapables de le faire ensemble, peut-être parce que nous avons désappris la confiance. Il est très risqué de parler de ses failles, de ses doutes, de ses espoirs, aux autres. En général, plus une personne est instruite, plus elle semble habile à manipuler le savoir à son profit, à exploiter les points faibles de ceux qui l’entourent, à prendre le pouvoir. Or nous ne parviendrons au sens ensemble que si certains acceptent de sacrifier le confort du pouvoir aux difficultés du partage ; il s’agit là d’un contrat éthique. En effet, il semble impossible de parler de confiance dans nos organisations actuelles, fondées sur l’appât du gain, où règne souvent une compétition sans merci.

Or, si nous nous engageons dans un processus de création mutuelle, où nos rencontres sont vécues comme des moments inédits, nous n’aurons pas de réussite assurée. Bien au contraire, il va nous falloir assumer que nous nous tromperons souvent. Or il faut un grand degré de confiance pour accepter d’être un groupe qui se trompe, autant de fois qu’il le faudra, jusqu’à parvenir à différer ensemble, à être libre, mais à ne pas être seul.

Cette confiance, il nous la faut redécouvrir, comme un trésor caché au fond de l’océan, qui nous encourage à plonger vers nous-mêmes.

*** *** ***

 

RÉFÉRENCES

-          ELIAS, Norbert, Mozart, sociologia de um génio, Rio de Janeiro : Zahar Ed., 1994.

-          GALLARD, Jean, A beleza do gesto, São Paulo : Edusp, 1999.

-          HEIDEGGER, Martin, Être et Temps, Paris : Gallimard, 1977.

-          NICOLESCU, Basarab, Manifesto da transdisciplinaridade, São Paulo : Triom, l999.


* © Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, n° 15, mai 2000.

** Professeur de philosophie et philosophie de l’éducation, Centre Universitaire F.I.E.O. (UNIFIEO), Osasco, Brésil.

 

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