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La violence n’est pas une fatalité[*]

Jean-Marie MULLER[†]

 

Monsieur le Maire de São Paulo,
Monsieur le Consul d’Inde,
Madame la représentante de l’UNESCO,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis brésiliens,

Nous célébrons donc aujourd’hui l’anniversaire de la naissance du Mahatma Gandhi qui est né le 2 octobre 1869. C’est sans nul doute pour commémorer cet anniversaire que l’Assemblée générale des Nations Unies a décidé qu’à cette date du 2 octobre serait dorénavant célébrée la Journée Internationale de la Non-violence.

Dans la résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies il est affirmé, je cite, « la pertinence universelle du principe de non-violence ». La formule est remarquable par sa concision et sa clarté : « la pertinence universelle du principe de non-violence ». Nous sommes donc invités, en cette journée, à avancer sur le chemin de la non-violence que le Mahatma Gandhi a défriché à travers le maquis des injustices et des violences de ce monde.

Gandhi s’est toujours présenté comme un « chercheur de vérité ». C’est en cherchant la vérité qu’il s’est convaincu que seul le chemin de la non-violence pouvait conduire à sa découverte. Il en vint à affirmer que la non-violence est l’expression de la vérité de l’Homme. Selon lui, c’est en réalisant dans son existence l’exigence de non-violence que l’homme accomplit son humanité en tant qu’être raisonnable, en tant qu’être spirituel. Ainsi, la non-violence est une requête de l’esprit qui ouvre à la transcendance et à l’universel.

L’histoire est là pour attester – et l’expérience le confirme tous les jours – que « la vérité » devient un vecteur de violence dès lors qu’elle n’est pas ancrée dans l’exigence de non-violence, dans le « principe de non-violence », pour reprendre l’expression de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies. Si la vérité n’implique pas par elle-même le refus de justifier la violence, alors il viendra toujours un moment où la violence apparaîtra naturellement comme un moyen légitime pour défendre la vérité. Seule la reconnaissance de l’exigence de non-violence permet de récuser une fois pour toutes l’illusion, véhiculée par toutes les idéologies, qu’il est nécessaire et juste de recourir à la violence pour défendre la vérité. Recourir à la violence pour défendre la vérité, c’est se situer en un lieu où la vérité ne peut pas être.

La vérité de la non-violence n’est pas constituée par un savoir dogmatique qui deviendrait un facteur de division et d’opposition entre les hommes. Elle se manifeste dans une sagesse pratique qui oriente l’intelligence et la volonté pour imaginer, à travers les conflits eux-mêmes, les chemins de la réconciliation et de la paix. La vérité de la non-violence est la vérité de la relation de l’homme avec l’autre homme, quel qu’il soit, fut-il son ennemi. Elle veut donc s’affirmer avec l’ad-versaire et non plus contre lui. Cette vérité, nul ne peut prétendre la « posséder ». Chacun ne peut que s’efforcer de s’en rapprocher.

Certes, la non-violence est intransigeante, mais c’est parce qu’il lui semble impossible de transiger avec la violence meurtrière et de s’accommoder des doctrines qui la justifient. Si la non-violence apparaît intolérante, c’est parce que la violence est en effet intolérable. Dès lors que l’on considère que toute violence, quelle que puisse être la justesse de la cause pour laquelle elle est mise en œuvre, blesse et meurtrit l’humanité aussi bien de celui qui la subit que de celui qui l’exerce, comment justifier de recourir à la violence dans la recherche de la vérité ? La violence est bien réelle, actuelle, concrète, objective en de multiples situations ; elle peut parfois apparaître nécessaire, mais elle n’est jamais vraie, car elle fausse toujours la relation de l’homme avec l’autre homme, car elle est toujours porteuse de mort.

L’humanité ne parviendra certainement pas à relever les défis auxquels elle se trouve confrontée aujourd’hui si elle ne rejoint pas les intuitions de Gandhi. Il nous invite à revisiter les héritages de nos traditions historiques – aussi bien philosophiques, religieuses que politiques –, et à prendre conscience de toutes les complicités que nos cultures ont entretenues avec l’empire de la violence. Nous pourrons alors mesurer l’urgence qu’il y a à développer une véritable culture de la non-violence. Ce qui menace la paix, partout dans le monde et dans chacune de nos sociétés, ce sont les idéologies fondées sur la discrimination et l’exclusion – qu’il s’agisse du nationalisme, du racisme, de la xénophobie, de l’intégrisme religieux ou de toute doctrine économique fondée sur la seule recherche du profit – et qui toutes ont partie liée avec l’idéologie de la violence. Ce qui menace la paix, en définitive, ce ne sont pas les conflits, mais l’idéologie qui fait croire aux hommes que la violence est le seul moyen de résoudre les conflits. C’est cette idéologie qui enseigne le mépris de l’autre, la haine de l’ennemi ; c’est elle qui arme les sentiments, les désirs, les intelligences et les bras. C’est elle qui instrumentalise l’homme en faisant de lui l’instrument du meurtre. C’est donc elle qu’il faut combattre.

Gandhi ne nous offre pas des réponses à répéter, mais il nous invite à poser les questions essentielles dont l’enjeu concerne le sens même de notre existence et de notre histoire. Comme lui-même a tenté de le faire en son temps, il nous appartient d’inventer ici et maintenant les meilleures réponses possibles.

En ce début du XXIe siècle, le moment n’est-il pas venu de prendre conscience que la violence est décidément incapable d’apporter une solution humaine aux inévitables conflits humains qui constituent la trame de notre existence et de notre histoire ? Les images de fer, de feu, de sang et de mort qui constituent la matière première de l’actualité nous apportent chaque jour la preuve que la violence est incapable de construire l’histoire, mais qu’elle ne peut que la détruire.

Face à la tragédie de la violence, face à son inhumanité, face à son absurdité, face à son inefficacité, le moment n’est-il pas venu, par réalisme sinon par sagesse, de prendre conscience de l’évidence de la non-violence ?

Dans les conflits qui divisent et opposent les hommes et les communautés, la violence ne fait pas partie de la solution, elle fait partie du problème. Non, la violence n’est pas la solution, elle est le problème. Comment dès lors, résoudre le problème de la violence ? Ce que Gandhi nous a montré, c’est que la non-violence est certainement la meilleure solution au problème de la violence.

Le « non » de la non-violence n’est pas un non de négation : il ne s’agit pas de nier la réalité de la violence. Le « non » de la non-violence n’est pas un non de résignation : il ne s’agit pas de se résigner à l’injustice de la violence. Le « non » de la non-violence est un non de résistance : il s’agit de résister à la violence.

La violence ne peut que détruire des ponts et construire des murs. La non-violence nous invite à déconstruire les murs et à construire des ponts. Malheureusement, il est plus difficile de construire des ponts que des murs. L’architecture des murs ne demande aucune imagination : il suffit de suivre la loi de la pesanteur. L’architecture des ponts demande infiniment plus d’intelligence : il faut vaincre la force de la pesanteur.

Les murs les plus visibles qui séparent les hommes sont les murs de béton qui martyrisent la géographie et divisent la terre qu’il faudrait partager.

Mais il existe aussi des murs dans le cœur et dans l’esprit des hommes. Ce sont les murs des idéologies, des préjugés, des mépris, des stigmatisations, des rancœurs, des ressentiments, des peurs. La conséquence la plus dramatique de la violence, c’est qu’elle construit des murs de haine. Seuls ceux qui, dans quelque camp qu’ils se trouvent, auront la lucidité, l’intelligence et le courage de déconstruire ces murs et de construire des ponts qui permettent aux hommes, aux communautés et aux peuples de se rencontrer, de se reconnaître, de se parler et de commencer à se comprendre, seuls ceux-là sauvegardent l’espérance qui donne sens à l’à-venir de l’humanité.

Mes amis, nos sociétés sont malades de la violence, le monde est malade de la violence, l’humanité est malade de la violence. Mais Gandhi nous l’a montré : la violence n’est pas une fatalité. Si nous le voulons, la non-violence peut guérir l’humanité de la maladie de la violence. Nous pourrons alors donner en héritage à nos enfants l’espérance de la non-violence afin qu’ils puissent vivre enfin tous ensemble sur une terre fraternelle. Sur une terre fraternelle, enfin !

Je vous remercie de votre attention.

*** *** ***


[*] Allocution faite à São Paulo le 2 octobre 2007 à l’occasion de la commémoration de la 1ère Journée Internationale de la Non-violence, cérémonie d’hommage à Gandhi.

[†] Écrivain et philosophe français.

 

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