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Réflexions sur l’héroïsme

 

Darine Ahmad

 

« En avant, en avant

là où sont les médailles et les cimetières

et les podiums de l’héroïsme, lustrés par les larmes

et reliés aux cornes des divinités

par les souffles de ceux qui ont peur

et les hoquets de ceux qu’on a tués.

En avant, là où est la gloire…

Allez ! Avancez, avancez, avancez…

la mort est débordée

et ne supporte pas d’attendre. »[1]

 

« Pourquoi veux-tu que nous détruisions, de nous-mêmes,

ce que nous avons fabriqué ?

Oui, leur comportement est odieux,

soyons patients et tolérants ! »

Cet extrait figure dans le poème babylonien de la Genèse (Enûma elish), lors de la réponse de Ti’āmat[2] à son compagnon et mari Apsû[3], qui l’incitait à anéantir les dieux, leurs enfants, tant il était dérangé par leurs jeux et leur conduite.

C’est dans ce poème en particulier (selon les connaissances actuelles) qu’on trouve la mention du premier héros, Marduk, qui était « le plus grand » et « dont les membres étaient gigantesques ». Après sa naissance, la tolérance de la mère Ti’āmat s’appellera désormais passivité. Son parti pris de patience et de calme se transformera alors en agressivité et elle commencera à se préparer pour la guerre, dont elle sortira, selon la terminologie de l’héroïsme, vaincue. Elle sera alors coupée en deux par Marduk, « le dieu-héros aux cinquante noms ».

Dans cette épopée, Marduk dit à son père Anshar :

« Je veux aller réaliser tout ce que tu désires.

Quel mâle, jusqu’à maintenant,

s’est-il jeté dans le combat pour toi ? »

Nous sommes au sein d’un jeu hérité. Nous avons derrière nous environ quatre mille ans d’histoire d’héroïsme masculin, généralement écrite par les hommes. Et devant nous, à différents niveaux, une nouvelle conscience est en train de percer, qui incite à découvrir les potentialités de l’autre aspect, l’aspect féminin. Dans cette cavalcade humaine qui avance vers un gouffre assuré si elle continue à s’appuyer sur ses monuments « les plus hauts et les plus glorieux », les plus puissants et les plus sacrilèges par rapport à la plus simple et la plus profonde loi de la Nature, son droit à la Vie, non à la mort, notre droit à la Vie, non à la mort.

Nous sommes au sein d’un jeu hérité. Nous avons beaucoup de héros dans notre mémoire collective, beaucoup de héros dans nos armées, beaucoup de héros sur nos estrades politiques, beaucoup de héros dans une économie qui tend à se concentrer autour du plus capable, du plus audacieux et du plus roublard.

Nous avons des arsenaux nucléaires qui suffisent pour détruire vingt fois la planète et des proverbes « moraux » qui suffisent pour dissimuler l’être humain à lui-même.

Nous avons un homme « faible et marginalisé » qui porte le cadavre de sa petite fille avec l’orgueil du héros et une femme « faible et marginalisée » qui se dresse avec l’inflexibilité du héros pour prononcer un discours enthousiaste qui glorifie la victoire et proscrit les traîtres.

Non, « nous n’avons pas besoin d’autres héros »[4].

Le héros a vieilli… Et il a maintenant besoin de mains tendres, indulgentes, qui lavent ses blessures et effacent le sang coagulé et encore chaud accroché à son corps. Et puis, lui aménagent un lieu convenable pour l’enterrement.

Dans la culture de l’héroïsme, la vie se transforme en un but à atteindre, comme si elle n’était pas présente, ici et maintenant ! Le combat y est la seule et unique voie ; et la formule « moi ou l’autre », la plus haute devise.

Dans la culture de l’héroïsme il n’y a pas de place pour le compromis : c’est un signe de faiblesse féminine qui contredit les célèbres « principes ». De même, il n’y a pas de place pour l’hésitation, qui est un autre signe de la même faiblesse féminine et qui contredit la hardiesse que chaque personne appartenant à la culture de l’héroïsme s’efforce d’affirmer, même au dépend de sa vie.

Dans cette culture, la vie n’existe pas, mais seulement le but. L’être humain n’existe pas, mais seulement l’idée.

Que l’être humain soit l’instrument de ses idées (ou des idées d’autrui) et non de son humanité, cela signifie qu’il tombe dans la spirale du déni de l’autre : car l’idée est figée, tandis que l’homme est en perpétuel mouvement. Cela signifie aussi qu’il tombe dans la spirale du déni de lui-même : car l’idée est immortelle, tandis que l’homme est mortel.

Dans son livre L’amant du diable, Robin Morgan parle du dernier grain de la grappe du héros, le grain rouge foncé enivrant les esprits d’une peur dont l’ombre couvre d’autres victoires rêvées : le terroriste. Et elle ajoute :

« Oui, le meurtre existe, la peur existe, le désespoir existe. Mais le terroriste est une invention de notre imagination ; mieux, c’est une invention de notre manque d’imagination.

« Le terroriste est l’incarnation logique de la politique patriarcale dans un monde de technique. »

Souvenons-nous maintenant que plus ce terroriste est grand, plus les membres de sa famille grandissent. Peu importe de savoir qui a inventé qui, mais plutôt de savoir où cette usine souffle sa fumée et où elle jette les déchets d’un « blanchissement » éclatant !

Souvenons-nous que nous sommes contre « le terrorisme » mais pour « l’héroïsme », et que cette distinction repose sur notre appartenance supposée à un certain mode de pensée.

Souvenons-nous, enfin, à travers notre courte histoire humaine, que le héros d’hier est le tyran de demain et que la majeure partie de ce que nous faisons, dans notre appartenance à la culture de l’héroïsme, est de sacrifier nos âmes et puis de nous lamenter sur elles.

Les rêves ont un prix exorbitant. Les illusions aussi ont leur prix. La différence entre les deux est que les premiers sont du sang et un nouveau-né, tandis que les secondes sont du sang et des tués. Les premières sont plénitude, les secondes, agression.

Que ton talon soit ta couronne, Achille.

« Ce n’est pas des restes de poudre séchée

que les tirailleurs nettoient les canons de leurs fusils

mais de ce qu’ils se figurent

être les hoquets de morts d’antan

dont la douleur, toujours,

se répand

dans la mémoire du métal. »[5]

*** *** ***

Texte traduit de l’arabe par : Nathalie Bontemps


[1] Nazih Abou Afash, « Hymnes guerriers » (tiré de : La mémoire des éléments).

[2] L’élément premier des eaux originelles, élément maternel.

[3] L’élément second des eaux originelles, élément masculin.

[4] Dixit Tina Turner.

[5] Nazih Abou Afash, « La honte de l’argile » (tiré de : La mémoire des éléments).

 

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