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Des points sur des i
Réflexions en marge de la session Non-violence, culture, éducation (Marmarita, 20-22 juin 2008)

Akram Antaki

1. La non-violence entre exigence philosophique et requête d’action :

Lorsqu’on parle de « non-violence », il importe d’introduire et de maintenir une distinction dont l’oubli engendre bien des équivoques : celle entre l’exigence philosophique de non-violence et la stratégie de l’action non-violente. L’une et l’autre se situent sur des registres différents qu’il convient de distinguer, non pour les séparer, mais pour ne pas les confondre. En tant que principe philosophique, la non-violence est une requête de sens, en tant que méthode d’action, elle est une recherche d’efficacité.[1]

C’est par ces mots que Jean-Marie Muller, philosophe français et militant de la non-violence, commence, dans son Dictionnaire de la non-violence, la définition du terme Non-violence ; et en cela – et ceci recoupe notre opinion – il a parfaitement raison…

[parce que] l’option pour la non-violence, c’est l’actualisation dans notre propre existence de l’exigence universelle de la conscience raisonnable qui s’est exprimée par l’impératif, lui aussi formellement négatif : « Tu ne tueras pas ». Cette interdiction du meurtre est universelle. Elle est essentielle, parce que le désir de tuer se trouve en chacun de nous. Le meurtre est interdit parce qu’il demeure toujours possible, et parce que cette possibilité ouvre sur l’inhumanité. L’interdiction est impérative parce que la tentation est impérieuse ; et celle-là est d’autant plus impérative que celle-ci est plus impérieuse. La non-violence est donc d’abord une exigence négative. Elle demande à l’homme de dés-armer ses affects, ses désirs, ses sentiments, son intelligence et ses bras afin qu’il puisse se déprendre de toute mal-veillance à l’encontre de l’autre homme. Il sera alors libre de lui manifester sa bien-veillance, de lui exprimer sa béné-volence.[2]

Et encore…

[parce qu’] avant d’être une méthode d’action, la non-violence est donc, d’abord et essentiellement, une attitude. Elle est l’attitude éthique et spirituelle de l’homme debout qui reconnaît la violence comme la négation de l’humanité, à la fois de sa propre humanité et de l’humanité de l’autre, et qui décide de refuser de se soumettre à sa loi. La non-violence est le respect de la dignité de l’humanité de l’homme, en lui-même et en tout autre homme.[3]

Tandis qu’en réalité, la perspective diffère à coup sûr lorsqu’on fait le choix de la non-violence comme méthode d’action, soit en se basant sur des convictions de principe ou par pur pragmatisme ne cherchant que l’efficacité. Parce que, dans ce cas là, le sens de la lutte non-violente qu’on applique comme méthode sur le terrain devient :

Choisir et planifier différentes actions […] en vue d’atteindre un objectif politique (ou revendicatif) déterminé.[4]

Et l’axe de sa « stratégie » (si l’on peut se permettre d’employer ce mot dans ce contexte)…

[sera], après avoir analysé la situation et évalué les forces et les faiblesses des différents protagonistes du conflit, [de] choisir et planifier différentes actions et [de] les mettre en œuvre de manière coordonnée en vue d’atteindre un objectif politique déterminé. [Parce que] la visée de la stratégie du combat non-violent est de contraindre l’adversaire afin qu’il se trouve obligé d’accepter une solution du conflit qui satisfasse aux exigences de la justice.[5]

Ce qui nous met face à des concepts qui nécessitent plus de réflexion et d’approfondissement. Et ce, soit en nous basant sur les principes de la non-violence, en laquelle nous croyons et de la quelle nous partons (ce qui pour nous est l’essentiel), soit en nous basant sur les réalités du monde, en général, et celles de notre pays, en particulier. Parce que ce qui a été élaboré par Jean-Marie dans sa conférence sur la Stratégie de la non-violence – reprenant les propos de son petit ouvrage intitulé La non-violence en action qu’il nous avait déjà envoyé – en ce qui concerne la position de la non-violence par rapport à la prise du pouvoir, considérée comme le but stratégique ultime d’une campagne politique non-violente, campagne supposée se continuer sur le terrain par une sorte de contrôle populaire continu de la société civile sur le gouvernement (même après la prise du pouvoir) qu’il a appelée révolution permanente, sont en fait des sujets problématiques qui méritent d’être traités avec la plus grande attention.

2. Recul et révision :

C’est pourquoi, par honnêteté et pour mieux approfondir les choses, nous nous référons à ce livre magnifique du très cher Jean-Marie, à savoir le Dictionnaire de la non-violence, afin de discuter à sa lumière les concepts élaborés dans sa Stratégie de la non-violence. Ainsi l’on note ce qui suit :

a. Ce livre, où l’auteur a essayé d’être objectif et philosophique par excellence, ne mentionne même pas le terme révolution (surtout pas « permanente » !) qu’il a traité dans le dernier point de sa conférence sur la Stratégie de la non-violence, où il dit :

La révolution permanente : La révolution ne s’achève pas avec la prise du pouvoir politique. Celle-ci n’est qu’un moment d’une révolution qui ne sera jamais achevée. Car la révolution est permanente. […] Il s’agit d’établir non une démocratie de représentation, dans laquelle les élus exercent tout le pouvoir de décision, mais une démocratie de participation où toutes les citoyennes et tous les citoyens participent, par une large décentralisation du pouvoir, aux prises de décision. Cela implique qu’au sein de la société civile, les citoyens s’organisent pour acquérir un véritable contre-pouvoir qui leur permette d’exercer sur les élus un contrôle populaire.[6]

Cependant…

b. dans la définition du Dictionnaire où est traitée le concept d’État[7], dont la prise en main implique la prise du pouvoir politique, on peut noter que notre penseur – et c’est un point en sa faveur – a tenté, en toute objectivité, de penser et de clarifier une des notions les plus complexes en politique. Car

[…] l’État fonde la légitimité de sa propre violence sur la nécessité de s’opposer efficacement à la violence des individus et des groupes sociaux qui troublent l’ordre public. Certes, il peut exister des situations limites où il s’avère difficile, voire impossible, sans recourir à la violence, de neutraliser et de mettre hors d’état de nuire des délinquants, dont la dangerosité publique est avérée et qui sont « prêts à tout » pour atteindre leurs fins. Mais on fait subir à la pensée politique une grave distorsion en prenant prétexte de ces cas limites où la violence peut être nécessaire, pour construire une doctrine qui confère à l’État le droit de recourir normalement à la violence physique pour assurer la paix civile.

Violence que Jean-Marie récuse (et que nous aussi récusons avec lui), parce qu

[…] en institutionnalisant la violence comme moyen normal – qui sert de norme – et régulier – qui sert de règle – de gérer les inévitables conflits qui surgissent au sein de la société, l’État lui donne droit de cité.

Ce qui signifie qu’il faut toujours rester vigilant et, le cas échéant, combattre cet excès, car…

[…] la raison d’État choisit trop souvent d’ignorer les raisons de la démocratie. [Et] lorsque l’idéologie sécuritaire, au nom de la nécessité de l’ordre, innocente l’État de ses actes de violence, alors peut naître la tyrannie.

C’est pour cela que…

[…] la non-violence postule une transformation profonde et constante de l’État dans la mesure même où elle vise à résoudre les conflits sans recourir à la violence. Cependant, un tel processus ne saurait conduire à la disparition de tout pouvoir politique de contrainte. [Et] vouloir construire une société sans gouvernement, sans lois, sans police et sans justice relève de l’utopie.

Ce qui signifie en réalité que…

[…] la non-violence politique ne saurait être absolue ; elle est nécessairement relative, c’est-à-dire reliée aux hommes, aux situations et aux événements. Il ne s’agit donc pas de partir de l’idée pure d’une société parfaite pour tenter ensuite de la plaquer sur la réalité, mais, à partir de la réalité des violences, de créer une dynamique qui vise à les limiter, à les réduire et, pour autant que faire se peut, à les supprimer.

D’où la conclusion, (de notre point de vue) parfaitement correcte, de Jean-Marie, selon laquelle (cest nous qui soulignons)…

[…] dans cette perspective, une tâche primordiale du pouvoir politique serait de mettre en place une politique d’éducation et de formation permanentes à la gestion non-violente des conflits pour tous les citoyens. C’est à travers une telle politique que le gouvernement pourrait créer les conditions qui lui permettent d’exercer son autorité sans devoir recourir à des méthodes de coercition violente.

Mais pour créer cette dynamique sociale et politique, Jean-Marie propose un point de vue politique – personnel – postulant qu’…

[…] il ne faut pas tant compter sur les hommes d’État que sur les citoyens. Il appartient à la société civile de se mobiliser pour construire un contre-pouvoir qui oblige les dirigeants politiques à prendre des décisions qu’ils ne prendraient pas par eux-mêmes. Les hommes d’État ne suivront que si, sur le chemin de la non-violence, ils sont précédés par les citoyens.

c. Et c’est ce point de vue politique, qui lui est propre, et que Jean-Marie développe dans son Dictionnaire de la non-violence, à savoir la notion de Pouvoir[8], que l’on reprend et qui dit que…

[…] la montée des luttes populaires crée les conditions qui permettent au peuple de rassembler ses forces dans un mouvement politique visant non seulement à résister et à lutter contre les pouvoirs établis, mais à « prendre le pouvoir ». Un mouvement de résistance non-violente ne doit pas rester enfermé dans sa fonction contestataire ; il a vocation à devenir gestionnaire.

Le cas échéant, surtout dans les sociétés où la voie légale se trouve obstruée, il faut créer…

[…] un mouvement politique qui incarne l’espérance et la détermination du peuple [qui] doit rechercher une autre voie pour accéder au pouvoir qui lui revient de droit. Il s’agira alors d’organiser à l’échelle du pays une campagne de désobéissance civile et, lorsque la situation le permettra, d’appeler le peuple à une insurrection pacifique contre le régime établi.

Ce qui veut dire, en fin de compte, qu’une fois…

[…] parvenus au pouvoir, les leaders d’un mouvement de résistance non-violente sont alors confrontés à la tâche de mettre en œuvre les principes et les méthodes de la non-violence dans l’organisation et la gestion de la société.

d. Et c’est ce point de vue politique – personnel – que Jean-Marie a surtout développé dans sa conférence sur la Stratégie de la non-violence, notamment les points 13, 14 et 15 qui sont :

13. L’organisation politique qui, comme la notion de révolution, na pas été mentionnée dans le Dictionnaire et selon laquelle…

[…] la montée des luttes crée les conditions qui permettent au peuple de rassembler ses forces dans une organisation politique dont la visée n’est plus seulement de lutter contre le pouvoir établi mais de prendre le pouvoir et de l’exercer non plus selon l’intérêt d’une classe dominante mais selon les intérêts du plus grand nombre. Si révolution non-violente bien ordonnée commence par soi-même, il est aussi vrai d’affirmer que révolution bien ordonnée s’achève par la prise et l’exercice du pouvoir politique. Certes, la non-violence légitime, mais la lutte non-violente ne saurait se concevoir comme une guérilla incessante contre les abus de l’État. Lorsque l’État devient lui-même un abus, il importe de le faire dépérir. Il est essentiel que la non-violence ne s’enferme pas dans sa fonction contestataire mais qu’elle devienne gestionnaire.

14. La prise du pouvoir politique qui reprend ce qu’il a déjà présenté dans l’entrée Pouvoir de son Dictionnaire. Et

15. la notion de Révolution permanente qu’on a déjà mentionnée telle que l’avait présentée Jean-Marie dans sa conférence sur la Stratégie de la non-violence,

e. tout en notant que ce point de vue politique « personnel » s’est aussi répercuté dans les discussions qui ont eu lieu lors de la session, en réaction à la première partie de sa conférence sur la Philosophie de la non-violence, concernant les événements qui on eu lieu dans certain pays de l’ex-bloc socialiste, notamment la Pologne, et dont le résultat fut la chute des régimes totalitaires dans ces pays.

3. Discutons-en calmement :

À partir de là où, face à une logique politique qui prétend que la non-violence, en tant que principe et comme organisation politique, est arrivée au pouvoir en Pologne et en Tchécoslovaquie, et avant cela en Inde, il y a un autre point de vue selon lequel la non-violence n’est arrivée au pouvoir dans aucun pays. Car ceux qui ont pris le pouvoir dans les pays où les méthodes de la non-violence ont abouti étaient des partis politiques affichant leurs programmes spécifiques et qui, en des périodes et dans des conditions déterminées, ont utilisés les méthodes (et peut-être même la philosophie) de la non-violence qu’ils ont trouvées plus réalistes et plus efficaces pour arriver à leurs fins politiques.

De ce point de vue là, Jean-Marie avait un peu raison quand il a dit que la non-violence…

[…] en tant que méthode d’action, est une recherche d’efficacité.

Mais là il n’a pas réussi à nous convaincre, surtout de la façon par laquelle il a présenté les choses dans sa Stratégie de la non-violence :

1.      Cette tentative de « développer » ce qu’il avait déjà présenté dans son Dictionnaire à propos du pouvoir, ce type de programme qui peut être tout simplement celui de n’importe quel parti qui aspire à s’en emparer. Et

2.      à travers la notion de révolution permanente – celle qui ne finit point – l’encouragement d’une logique de lutte continue qui peut tout simplement violer la légitimité et les lois et dépasser les institutions de tout État démocratique supposé avoir ses propres institutions et ses propres lois. Ce qui peut conduire à l’anarchie à travers la destruction des structures de l’État et de la société.

3.      Cette idée qui présume que la non-violence peut se transformer en parti politique pouvant prendre le pouvoir et l’assumer dans l’intérêt du plus grand nombre, et ce, en se basant sur cette logique qui nous amène à récuser l’État en tant qu’institution qui s’arroge le monopole de la violence.

Et parce que ces conceptions sont dangereuses, on s’est permis de ne pas être d’accord là-dessus avec Jean-Marie et de les discuter, calmement et en toute amitié, avec lui sur la base de cette dimension humaine qui nous unit, à savoir la non-violence.

Car la non-violence, même comme méthode d’action, ne saurait être réduite tout simplement à une recherche d’efficacité :

Ce serait détruire les fondements mêmes de la morale que de prétendre, au nom du réalisme, que l’efficacité est le critère décisif de la valeur des actions de l’homme. Sur une telle pente, on en vient vite à affirmer la légitimité morale de la violence, dès lors qu’elle apparaît comme le seul moyen capable de garantir l’efficacité de l’action.[9]

Et ce que nous offre surtout la conférence sur la Stratégie de la non-violence c’est surtout des techniques et des moyens qui peuvent peut-être être efficaces sur le terrain. Mais ce serait commettre sûrement une faute systématique, car…

[…] ce serait une erreur de méthode de vouloir juger l’efficacité de la non-violence selon les critères sur lesquels nous apprécions l’efficacité de la violence. [Parce qu’] il importe de rompre avec une conception purement instrumentaliste, mécaniste, techniciste, somme toute matérialiste, de l’efficacité. L’efficacité d’une action doit être jugée sur l’influence qu’elle exerce sur le rapport des consciences, et non seulement sur l’effet qu’elle produit sur le rapport des forces.[10]

Et encore, parce que la non-violence n’est surtout pas une idéologie, mais, en premier lieu, une…

[…] option existentielle […] d’essence spirituelle.[11]

Ce qui la rend, en profondeur, plus proche de la philosophie qui…

[…] se situe sur un tout autre registre que celui de l’idéologie. [Car] tandis que celle-ci est l’affirmation orgueilleuse et tapageuse d’un dogme définitif et infaillible, celle-là est la recherche humble, patiente et silencieuse de la vérité.[12]

Notant surtout, comme l’a déjà fait Jean-Marie, qu’…

[…] il n’existe [pas] qu’une philosophie de la non-violence, mais que le principe de non-violence se trouve au centre de toute philosophie qui se réclame de la sagesse ; [ce qui veut] dire, en d’autres termes, que le principe de non-violence se trouve au carrefour de toutes les philosophies.[13]

4. Conclusions :

  1. La non-violence ne pourra jamais, sur le terrain de la réalité pratique, se transformer en parti politique qui aspire au pouvoir. Tout ce qu’elle peut, sur ce registre, c’est être une sorte de « front » qui unit, à un certain moment de l’histoire et dans des circonstances bien déterminées, les différentes personnes et organisations qui l’acceptent comme principe et méthode efficace pour combattre l’injustice et la supprimer.
  2. Le non-violent ne pourra jamais être un aspirant au pouvoir temporel, car ce dernier ne l’intéresse que dans la mesure où il doit lui faire face et, si besoin est, le supprimer, conformément à ses principes qui refusent l’injustice et veulent la supprimer.
  3. Quant à la révolution permanente, elle ne peut être pour lui cette sorte de mouvance sans fin qui dépasse les lois, les institutions et les moyens que mettent à sa disposition les normes, les lois et les institutions d’un État démocratique, mais est surtout, telle qu’on la comprend, au niveau de tout être humain, cette remise en question personnelle permanente de sa conscience, ses concepts, ses principes et convictions idéologiques et religieuses. Parce que…

[…] l’exigence de non-violence est une invitation à la conversion : conversion du cœur, du regard, de l’intelligence. Et toute conversion est rupture, dissidence, dépassement, déplacement, dérangement, retournement, basculement, déménagement. Toute conversion est une partance. Mais toute partance est une re-création. Pour que l’homme se décide à la non-violence, il faut qu’il se réveille du sommeil existentiel dans lequel son humanité se trouve endormie. Dans ce sommeil, l’individu se soumet passivement aux habitudes séculaires de la société qu’il n’a pas l’énergie de remettre en cause. Ce qu’il doit décider en définitive.[14]

*** *** ***


 

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[1] Jean-Marie Muller, Dictionnaire de la non-violence : Non-violence.

[2] Ibidem.

[3] Ibidem.

[4] Dictionnaire de la non-violence : Stratégie.

[5] Ibidem.

[6] Cf. Jean-Marie Muller, La non-violence en action.

[7] Dictionnaire de la non-violence : État.

[8] Dictionnaire de la non-violence : Pouvoir.

[9] Dictionnaire de la non-violence : Efficacité.

[10] Ibidem.

[11] Ibidem.

[12] Dictionnaire de la non-violence : Idéologie.

[13] Dictionnaire de la non-violence : Philosophie.

[14] Dictionnaire de la non-violence : Non-violence.

 

 

 

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