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Parole

L’homme reconnaît l’autre homme lorsqu’il entre en conversation avec lui. Re-connaître l’autre, c’est lui parler. Le langage est l’acte de l’homme raisonnable qui renonce à la violence pour entrer en relation avec l’autre. L’essence de la parole est accueil et bien-veillance, hospitalité et bonté. Lorsque la parole devient mal-veillance et violence, elle se renie elle-même. L’essence du langage est non-violence. Faire violence, c’est toujours faire taire, et priver l’homme de sa parole, c’est déjà le priver de sa vie.

Parce que la résignation est silencieuse et que la première complicité avec le mensonge et l’injustice est de se taire, la première action de non-coopération sera de rompre ce silence en prenant la parole ouvertement afin de faire valoir les requêtes de la vérité et les revendications de la justice. La première résistance contre l’injustice est de venir la dénoncer sur la place publique. Cette prise de parole est déjà une prise de pouvoir. Par elle, se trouve brisé le monopole de la parole revendiqué par les pouvoirs établis dont la force repose sur la résignation de la « majorité silencieuse ».

Mais dès le moment où l’individu prend la parole pour contester l’ordre établi et protester contre son injustice, il risque de céder à la sollicitation de la violence. Précisément parce que la parole violente transgresse délibérément les normes du discours conformiste qui prétend justifier l’injustice, elle peut apparaître à l’homme révolté comme une contestation radicale de l’ordre établi. Pour mieux exprimer son refus, il cherchera à s’exprimer dans un autre langage que celui de l’ordre qu’il conteste. Pour lui, respecter les convenances de langage établies par la société, ce serait encore accepter de se soumettre à ses lois. Le cri de l’homme révolté sera donc un blasphème, il se voudra sacrilège. En exprimant bruyamment sa colère, son mépris et sa haine de la société, il aura le sentiment de se libérer des contraintes qui voulaient l’obliger à se taire.

Le plus souvent, la violence des opprimés et des exclus est davantage un moyen d’expression qu’un moyen d’action. Elle n’est pas tant la recherche d’une efficacité que la revendication d’une identité : « Je suis violent, donc je suis ». La violence est le moyen de se faire reconnaître pour ceux dont l’existence même reste non seulement inconnue, mais méconnue. La violence est alors le moyen de se révolter contre cette méconnaissance. Parce qu’ils n’ont pas eu la possibilité de s’exprimer et de communiquer par la parole, ils tentent de s’exprimer par la violence. Celle-ci se substitue à la parole qui leur est refusée. La violence veut être un langage et elle exprime d’abord une souffrance ; elle est un « signal de détresse » à être déchiffré comme tel.

Mais, c’est une illusion de croire qu’une parole est d’autant plus forte qu’elle est plus violente. En réalité, il y a une contradiction radicale entre la parole et la violence : l’une cesse au point où l’autre commence. Une parole qui devient violence se nie comme parole. C’est donc une erreur décisive de passer outre aux exigences de la raison pour dénoncer les mauvaises raisons auxquelles les puissants ont recours pour tenter de masquer les injustices de l’ordre établi. Lorsque le langage de la révolte se complaît dans l’injure et l’insulte à l’encontre de l’adversaire, il n’exprime qu’un cri, c’est-à-dire une parole inarticulée, et par conséquent inaudible et incompréhensible. Seul le discours raisonnable est capable de mettre à jour les sophismes, les contradictions et les mensonges des discours officiels que les citoyens sont sommés d’approuver en silence.

Une manifestation publique organisée dans la rue est précisément une prise de parole collective par des citoyens qui entendent exercer leur droit à la parole. Concrètement, cette prise de parole publique peut s’exprimer par des tracts, des affiches, des inscriptions (« faire parler les murs »), des banderoles, des pancartes, des slogans et des chants. Pour l’efficacité même de la manifestation, il est essentiel que la parole qui l’accompagne demeure non-violente. Une manifestation a également pour but d’inviter les médias (journaux, radios, télévisions) à « donner la parole » aux manifestants. Dans ce but, une ou plusieurs conférences de presse peuvent être organisées.

La pacification de la parole est l’une des exigences de la non-violence. Pour être effective, toute parole contre l’injustice, la violence et la guerre doit être une parole de paix. La violence des mots participe à la guerre. La pédagogie de la parole non-violente est beaucoup plus opérationnelle que celle du cri violent. L’autorité d’une parole vient de sa justesse et non de sa violence. Ainsi l’opinion publique offre une plus grande réceptivité vis-à-vis d’une parole pacifiée que d’une parole violente qui vient l’agresser. La parole raisonnable et l’action non-violente se renforcent l’une l’autre, la parole soulignant la signification de l’action et réciproquement. En sorte qu’au plus intense de la lutte, la parole devient action et l’action devient parole.

Ainsi, les méthodes de l’action non-violente ont, à l’égard du public qui regarde et écoute, une puissance pédagogique beaucoup plus forte que celle des méthodes de l’action violente. Tandis que la manifestation violente risque fort de n’être qu’un monologue bruyant et confus devant un public qui reste étranger à l’action qui se déroule devant lui mais sans lui, la manifestation non-violente peut devenir un véritable dialogue avec le public qui, déjà, participe à l’action.

Dans un régime d’oppression, le seul fait de prendre la parole sur la place publique pour dénoncer l’injustice du désordre établi est une action extrêmement dangereuse. Celui qui a le courage de prendre ce risque doit s’attendre à affronter les pires persécutions. À elle seule, la parole juste n’a pas la force de faire cesser l’injustice. Mais à elle seule, la parole vraie a le pouvoir de faire cesser le mensonge qui recouvre l’injustice. En cela, elle est déjà victorieuse.

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