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Le « Titanic » ... et nous Jacques Attali Trois films ont marqué leur époque plus qu’aucun autre, par leur succès
commercial comme par leur impact sur l’imaginaire, même s’ils ne sont pas,
et de loin, les meilleurs films de l’histoire du cinéma. De fait, Autant
en emporte le vent,
Ben Hur et Titanic racontent tous
les trois la même histoire : celle d’un amour impossible dans une société
en décadence pendant la naissance d’une autre. La fin du Sud, de l’Empire
romain, du Titanic. « Demain est
un autre jour »,
dit
Rett Butler. Ben Hur reprend comme en écho : « Il
vous sauvera. » Et le héros de Titanic ajoute : « Il faudra vivre après ma mort. » Le succès de ces trois films nous en dit beaucoup sur le climat des époques
de leur production, toutes les trois incertaines : le premier juste avant
l’entrée des États-Unis
dans la Seconde guerre mondiale, le deuxième au début de la décolonisation et
le troisième, aujourd’hui, à un moment où chacun sent planer une menace sur
un monde trop sûr de lui. Car le Titanic,
c’est nous, notre société triomphante, orgueilleuse, aveugle, hypocrite,
impitoyable aux pauvres, où tout est prévu, sauf les moyens de prévoir. Tel
est à mon sens le secret de l’immense succès de ce film : chacun y
devine que l’iceberg est là, qui nous attend, tapi quelque part dans la brume
de l’avenir, que nous fonçons droit dessus et que nous allons nous y
fracasser en musique. Des icebergs, il n’en manque pas. L’iceberg financier qui
commence avec l’Indonésie, continue avec le Japon, la Chine et la Russie, et
qui se prolongera avec l’Europe si l’euro devenu refuge monte très au-delà
de sa valeur. L’iceberg nucléaire, avec la prolifération qu’annonce le sang froid avec lequel l’Inde et le Pakistan ont négligé les menaces de sanctions américaines. Et le caractère dérisoire de celles-ci. Comment interdire maintenant à qui que ce soit d’en faire autant quand on a démontré qu’on ne peut être fort qu’avec les faibles ? D’ici vingt ans, plus de trente pays auront l’arme nucléaire ou seront en situation de l’avoir dans les mois qui suivront leur décision de l’acquérir. Cela, chacun des responsables le sait mais refuse de le reconnaître pour ne pas admettre son impuissance. L’iceberg écologique, avec l’échec de toutes les tentatives de
réduire ou même de stabiliser la production de carbone et l’augmentation de
la température de l’atmosphère qui en résulte. L’iceberg social, avec la certitude, si on ne change pas de route,
d’avoir dans cinquante ans plus de trois milliards d’hommes et de femmes
sans réels moyens de survivre, cloîtrés dans les soutes du monde. Resterons-nous sourds et aveugles ? Continuerons-nous de faire la fête, de faire semblant de croire que des histoires
d’amour entre jeunes filles riches et jeunes gens pauvres suffiront à oublier
les dangers ? Le Titanic aurait pu être sauvé,
si son équipage n’avait pas été si orgueilleux. S’il avait su veiller, prévoir,
s’il s’était souvenu que le but poursuivi est plus important que la vitesse
avec laquelle on s’en rapproche, se souvenir que la main doit privilégier le
but à atteindre sur les moyens pour l’atteindre, que la ligne droite est
l’ennemie du navigateur. Et surtout, si, avant son départ, on l’avait doté
de moyens de veille. Aujourd’hui, face au même enjeu, on ne fera sans doute rien, comme
d’habitude. Jusqu’à ce que, faute de temps et pris par la panique, il ne
reste plus d’autre solution, comme dans la marine, de destituer le capitaine,
c’est-à-dire le marché. Osera-t-on ? ***
*** *** Le Monde, vendredi 3 juillet 1998 |
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