Israël-Palestine
: le double regard
Edgar Morin
En deux mille ans, à partir de la dépossession de sa terre nationale,
l’histoire juive a été faite d’expulsions, persécutions, ghettoïsations,
vexations, dénis, humiliations, mépris, haines. Comment ne pas voir que 50 ans
d’histoire palestinienne depuis la naissance de l’État
d’Israël sont un concentré de ces deux mille ans d’histoire juive : dépossession,
expulsions, ségrégation, ghettoïsations multiples et répétées, prédations,
humiliations, vexations, déni, mépris, haine.
Israël
a retrouvé un pays devenu étranger pendant deux mille ans, et, en le faisant
sien, c’est le Palestinien séculairement installé qui y est devenu étranger.
Israël a accueilli des centaines de milliers de réfugiés fuyant l’Europe et
une partie de la diaspora juive. Il a provoqué l’exil de centaines de
milliers de Palestiniens parqués depuis dans des camps de réfugiés ou diasporés
dans le monde.
Qui
eût pu penser à la fin de la seconde guerre mondiale, qu’après les siècles
d’humiliation et de déni, l’affaire Dreyfus, le ghetto de Varsovie,
Auschwitz, les descendants et héritiers de cette terrible expérience feraient
subir aux Palestiniens occupés humiliations et dénis ? Comment comprendre le
passage du Juif persécuté à l’Israélien persécuteur ?
La légitimation israélienne
La
conception israélienne voit dans le processus historique qui a conduit à la
situation actuelle non pas le produit d’une volonté de domination, mais la
manifestation d’une nécessité vitale pour échapper à une menace permanente
d’extermination.
Le
Sionisme fut la réponse nécessaire à l’antisémitisme européen, et
l’aspiration à un état national fut la légitime aspiration à une patrie
refuge.
L’implantation
sioniste fut pacifique jusqu’en 48 : elle s’effectua par achat de terres et
non spoliation, et cela dans une petite partie d’un vaste territoire arabe
sous-peuplé et sous-développé.
Refusé
par le monde arabe, l’État
hébreu, qui avait accepté le plan de partage de la Palestine, fut menacé de
mort dès sa naissance et ne survécut que grâce à la victoire sur ses ennemis
coalisés.
C’est
à la suite de guerres « défensives », menées sous la menace
d’anéantissement, qu’il y eut extension du territoire originellement prévu
par l’ONU. Le contrôle des territoires de peuplement arabe et
l’implantation de colonies juives sur ces territoires se justifia par des nécessités
stratégiques vitales, d’autant plus que la charte de l’OLP proclamait
ouvertement l’objectif de détruire l’État
d’Israël. La même nécessité vitale justifia les expéditions punitives au
Liban ou ailleurs, ainsi que le refus de souscrire aux décisions de l’ONU.
Le
terrorisme aveugle n’a cessé de frapper des civils juifs.
La
menace de mort demeure constante.
Israël
est une nation démocratique civilisée face à des despotismes et des peuples
asservis ou fanatisés.
Ce
point de vue est l’une des faces d’une réalité à double face.
La légitimation palestinienne
La
conception palestinienne voit dans le processus historique qui a conduit à la
situation actuelle la conséquence d’une implantation étrangère forcée en
terre arabe.
Le
monde arabo-musulman n’est pas responsable de l’antisémitisme européen ni
du génocide hitlérien.
La
colonisation sioniste s’est opéré par un argent juif collecté dans le monde
et par l’occupation de fait de nombreux territoires.
La
guerre de 1948 a suscité, non seulement la fuite de populations palestiniennes
devant les troupes israéliennes, mais des expulsions sous la menace et
l’interdiction du retour.
Depuis
l’occupation totale de la Palestine par Israël en 1967, il y a colonisation
de domination et colonisation de peuplement. La population palestinienne est
soumise sans arrêt à des contrôles, vexations, représailles et à la ghettoïsation
dès qu’il y a attentats. Le principe du talion et de la responsabilité
collective est appliqué implacablement.
Il
y a refus de reconnaître l’identité nationale palestinienne. Jusqu’à
Oslo, Israël ne connaît que des arabes, c’est à dire non une nation occupée,
mais des indigènes.
La
légitime résistance palestinienne, née en 1956, s’est organisée sous l’égide
de l’OLP en 1964. La poursuite de la colonisation israélienne sur son
territoire, le sort de millions de réfugiés dans des camps au sein des pays
arabes voisins, son impuissance militaire, son interdiction politique, ont
conduit l’OLP à l’action terroriste comme ultime moyen désespéré de
mener la lutte pour la reconnaissance, et comme réponse au terrorisme d’État
d’Israël.
Israël
s’est mis au-dessus de toutes lois internationales : l’occupation de la
Cisjordanie a été condamnée par l’ONU ainsi que les agressions israéliennes,
dont l’expédition au Liban jusqu’à Beyrouth.
Israël
est responsable de nombreux massacres sur des populations civiles : ceux de
Sabra et Chatila ont été perpétrés sous tutelle israélienne. Les morts
civiles dans les camps de réfugiés et au sud Liban sont innombrables. À
la guerre des pierres de l’Intifada, Tsahal a répondu par balles et meurtres
d’enfants et adolescents.
La double tragédie
Considéré
isolément, chacun des points de vue, l’israélien et le palestinien est légitimé.
Mais à utiliser le double regard, on perçoit une dialectique infernale et un
cercle vicieux, lequel a créé un asservisseur et un asservi. On ne peut
limiter son regard aux seuls innocents israéliens déchiquetés sous une bombe.
On doit aussi regarder en face tant d’humiliations, de souffrances, de mépris
subis par les Palestiniens occupés demeurés sans cesse victimes d’une
culpabilité collective en vertu de laquelle on fait sauter une maison familiale
et l’on boucle un territoire.
Il
faut voir aussi que durant le processus historique de ces décennies, la nation
palestinienne s’est forgée dans la résistance et que l’unité israélienne
s’est elle-même forgée dans la lutte. Les deux nations se sont trempées,
comme souvent, grâce à l’ennemi mortel. Mais le terrible est qu’il y a
deux nations ennemies pour un même territoire, et que les deux nationalismes
empêchent un état binational. Plus terrible est que la double sacralité de Jérusalem
en fasse non un même lieu saint ou une double capitale pour deux états, mais
matière à monopole. Jérusalem est promulgué « capitale éternelle »,
alors que le passé a montré que cette « éternité » à éclipses,
suspendue pendant plus de deux millénaires, n’a aucune garantie future.
Le
terrible est que du moins jusqu’à Oslo, il n’y avait pas pour Israël, de
marge entre dominer et être éliminé, et qu’il n’y avait aucune possibilité
pour la Palestine d’être reconnue, sinon dans une élimination future
d’Israël.
Les dialectiques infernales
Derrière
la dialectique infernale, il y avait la complémentarité antagonique de
l’antisémitisme et du sionisme.
L’idée
sioniste est née en réaction à l’antisémitisme européen et la conséquence
historique de l’antisémitisme nazi fut de permettre à l’État
d’Israël d’exister. Les antagonistes ont travaillé dans le même sens au
sein de la dialectique entre l’antisémitisme et le sionisme : isoler les
Juifs parmi les nations, négativement dans le cas antisémite en leur retirant
tout droit national, positivement dans le cas sioniste en leur donnant une
nation propre.
Cette
dialectique s’est renouvelée au Moyen-Orient entre Israël et le monde arabe.
L’anti-israélisme arabe a travaillé en faveur de la puissance israélienne,
ce qui a suscité la dialectique : occupation g
résistance g
répression g
terrorisme.
Le
terrorisme est donc à la fois conséquence et cause au sein de cette
dialectique, où les victimes israéliennes d’attentats aveugles réactualisent
la tragédie de l’histoire juive, et où la répression sur la population
accroît le malheur palestinien.
Parallèlement,
les États
arabes se sont servis du malheur palestinien pour masquer leurs problèmes intérieurs,
tout en maintenant les réfugiés palestiniens parqués dans des camps. Plus
encore : c’est l’État
jordanien qui a opéré le massacre des palestiniens lors du Septembre noir en
1970, et ce sont des arabes chrétiens, qui certes sous l’œil
bienveillant de Tsahal, ont effectué les massacres de Sabra et Chatila au Liban
en 1982.
Au
cours de la dialectique infernale, l’État
assiégé a pu devenir état envahisseur au Liban, le sionisme socialiste a dépéri
au profit d’un nationalisme devenant intégral par intégration en lui d’un
intégrisme religieux, tandis que le nationalisme laïque de l’OLP s’effrite
au profit du nationalisme intégriste du Hamas.
Au
sionisme originel qui recherche avant tout la sécurité militaire, a succédé
un nationalisme qui dans le Likoud prend un caractère ouvertement annexionniste
: il s’agit de transformer la Cisjordanie palestinienne en Judée-Samarie israélienne.
L’argument sécuritaire se met dès lors au service de l’intégrisme
annexionniste.
Israël,
né du rejet antisémite, a développé sa force grâce au rejet antisioniste.
L’accroissement de sa puissance a été fonction de la haine arabe, mais si le
cycle infernal n’est pas brisé, la haine finalement risque de l’anéantir.
Et
tout cela dans la zone sismique du Moyen-Orient où s’affrontent est-ouest,
nord-sud, riches-pauvres, laïcité-religion, les religions entre elles et où
s’affrontèrent jusqu’en 1989 les deux super-puissances, USA et Union soviétique.
Le miracle historique
Et
pourtant le miracle historique survint. Il y eut en prélude, la première
rupture dans la quarantaine que les pays arabes faisaient subir à Israël. Grâce
à l’initiative de Sadate, Israël obtint en échange du Sinaï la
reconnaissance de son plus puissant voisin arabe, l’Egypte.
Le
miracle lui-même vint des changements dans l’environnement : l’apaisement
du conflit des deux blocs, pour qui le Moyen Orient était un foyer et enjeu
considérable. La décomposition de l’URSS cessa de faire du Moyen-Orient une
ligne de front entre l’empire soviétique et l’empire américain, puis la
guerre du Golfe provoqua une rupture nouvelle dans le monde arabe : l’OLP se
convertit officiellement à l’idée d’une paix négociée avec Israël, et,
en Israël, le gouvernement Rabin-Peres s’avança prudemment, via les négociations
d’Oslo, vers un règlement qui, selon la formule « paix contre
territoires », rompait le cercle vicieux et conduisait à terme à
l’entre-reconnaissance d’un état palestinien et d’un état hébreu, et à
faire de Jérusalem une double capitale, l’ouest d’Israël, l’est de la
Palestine.
Un
cercle vertueux semblait devoir succéder au cercle vicieux.
Certes
la voie était lente, longue pour dissiper une obsession obsidionale, entretenue
par le complexe de Massada, et pour que les Palestiniens se résignent au
voisinage d’Israël. Le pari pour la paix comportait des risques pour Israël,
de puissantes forces de rejet demeurant dans son entourage arabe. Mais le rejet
ne pouvait que diminuer avec la reconnaissance des droits palestiniens, et le développement
du processus de paix était la seule chance de le réduire. Comme prévu, le
processus a été farouchement combattu par les deux camps du refus, et les deux
extrémistes ennemis se sont montrés les meilleurs alliés pour torpiller la
paix. L’assassinat de Rabin, la mollesse de Peres à l’intérieur et sa
dureté à l’extérieur dans ses bombardements au sud Liban comme dans le ré-enfermement
de la Cisjordanie, tout cela a ouvert la voie au Likoud de Netanyahou.
Le cercle fatal recommencé
Les
candides avaient cru à l’irréversibilité du processus de paix. Netanyahou
fut présenté comme intransigeant, stupide, imprudent, inexpérimenté,
maladroit, irresponsable, « apprenti sorcier » inconscient, qui
allait bientôt apprendre le « réalisme » : en fait, il exécutait
la politique du nationalisme intégral israélien. Le projet géopolitique du
Likoud se lia de plus en plus à la prédication intégriste qui assure obéir
à la volonté divine. Recevant Netanyahou à Paris, le représentant français
du Likoud ne s’est-il pas écrié que les seules frontières que devait
reconnaître Israël sont celles fixées, non par l’ONU, mais par Dieu ?!
De
fait, Netanyahou s’efforce de réaliser – comme ne cessent d’ailleurs de
le souligner de plus en plus de voix en Israël – le projet conjoint de
l’extrême-droite et des intégristes fanatiques. C’est le projet du Grand
Israël, qui vise à coloniser la Cisjordanie, et à l’israéliser en Judée-Samarie.
D’où
le verrouillage quasi continu, interrompu seulement par quelques brefs
entractes, de la Cisjordanie en néo-ghetto, l’occupation de la bande sud du
Liban, les bombardements indiscriminés, les incursions dans les territoires évacués
par l’armée israélienne, la reprise des colonisations dans les terres
palestiniennes, les nouveaux quadrillages routiers réservés aux seuls israéliens,
l’asphyxie du Jérusalem palestinien avec dynamitage des immeubles et maisons,
le meurtre de manifestants désarmés, les mitraillages par hélicoptères de
lanceurs de pierres, l’ouverture du tunnel qui révèle le mépris total de ce
qui pour le musulman est sacré, l’aggravation des humiliations et ghettoïsations.
Tout cela révèle un comportement qu’on aurait qualifié de criminel s’il
s’agissait de Karadzic. Il est curieux que l’intelligentsia européenne, qui
s’était mobilisée pour la Bosnie victime, demeure étrangement muette devant
les mesures et actes de Netanyahou. Les commentateurs trouvent erroné et périlleux
ce qui, commis contre un peuple occidental, aurait été dénoncé comme
monstrueux.
Certes
le jeu de Netanyahou tend à susciter des réactions violentes qui donneront prétexte
à la réoccupation des territoires occupés pour les réprimer. En un mot la
politique du Likoud a besoin d’exaspérer les Palestiniens, de favoriser le développement
de leurs extrémistes et intégrismes afin de pouvoir réoccuper militairement
toute la Cisjornanie, et d’annexer finalement la « Judée-Samarie »…
Les
forces maléfiques adverses ne font qu’accentuer leur collaboration objective.
Le opérations provocatrices de Netanyahou ont pour effet très prévisible de déclencher
des révoltes populaires et des attentats, d’affaiblir Arafat et l’OLP
jusqu’au discrédit total au profit du Hamas, lequel, refusera plus que jamais
de reconnaître Israël, ce qui déclenchera les opérations finales de
nettoyage de la Cisjordanie. À
court terme, le Hamas fait la politique du Likoud plus que l’inverse. Mais à
moyen-terme c’est le Likoud qui fait la politique du Hamas.
À
court terme effectivement, Israël profite d’un rapport de forces démesurément
en sa faveur, en raison de la désunion arabe, de sa suprématie militaire, du
soutien américain, de son arme nucléaire.
À
moyen-terme, cette politique provoquera exactement l’inverse de son objectif :
elle radicalisera un conflit négociable entre deux nations en un conflit
inexpiable entre deux religions. Elle fournira une aide massive et inespérée
aux intégrismes musulmans. Elle renforcera le camp du refus dans le monde
arabe. Elle sape déjà la crédibilité d’Arafat, de l’OLP et des
gouvernements arabes qui avaient choisi la négociation. La politique de déni
des droits palestiniens surexcite les forces de rejet qui se déchaîneront et
se coaliseront a nouveau. Elle affaiblit moralement Israël et tend à
l’isoler dans le monde.
Enfin,
à long terme, le rapport de forces sera un jour modifié : la protection américaine
n’est pas éternelle, et plusieurs états arabes ou musulmans disposeront de
l’arme nucléaire. On ne peut éliminer en bout de course l’horrible
perspective d’entre-anéantissements. D’un mot : il s’agit d’une stratégie
auto-destructrice.
En
attendant Dieu se bat contre Dieu. Désormais les deux intégrismes sont en
plein élan : Dieu devient acteur de plus en plus important et implacable. Il y
aura un accroissement prévisible des barbaries : un anti-arabisme aussi
horrible que l’antisémitisme, un anti-occidentalisme aveugle et meurtrier.
Antijudaïsme et anti-arabisme croissent ensemble, s’entre nourrissent l’un
l’autre. Au-delà, la haine de l’Occident et la peur haineuse de l’Islam
s’entre-aggravent l’une l’autre. Arabes et musulmans voient combien ils
sont traités en leur défaveur selon le principe implicite mais évident de
« deux poids deux mesures », tandis que l’Occident tend à ne
percevoir de l’Islam que ses fanatismes terroristes.
L’attitude
actuelle d’Israël et le soutien que continuent à lui apporter une grande
partie des Juifs dans le monde, va contribuer au renouveau de l’antijudaïsme.
Selon la logique des prophéties auto-réalisatrices, les Palestiniens et les
Arabes croiront de plus en plus au complot juif international, les Juifs
croiront de plus en plus à l’antijudaïsme de tout ce qui conteste les actes
d’Israël. Tout ce qui confirmera les uns confirmera les autres.
Le
cercle de la haine et de la vengeance pourra-t-il s’arrêter ?
Le trou noir
Israël
a, dès sa naissance, bénéficié de la solidarité juive et de la sympathie
occidentale. Un cordon ombilical s’est formé reliant la diaspora à Israël.
La diaspora se sentait fière qu’Israël démontre au monde que les Juifs n’étaient
pas par nature des couards et de commerçants, qu’ils savaient se battre et
cultiver la terre.
Le
cordon ombilical s’est renforcé avec la menace d’anéantissement sur Israël
de 1948 à 1973. Mais à partir du moment où Israël devint colonisateur et répressif,
le soutien à Israël a eu de plus en plus besoin de raviver le sentiment de
cette menace, de renforcer le souvenir du génocide nazi, de convaincre ceux
qu’on appelait « israélites », c’est à dire relevant d’une
appartenance religieuse traditionnelle comme les protestants, qu’ils étaient
juifs, c’est à dire, ressortissants d’un peuple et d’une nation dont le
foyer est Israël, et enfin d’entretenir chez les Juifs l’idée qu’ils
ne sont nulle part chez eux sauf en Israël.
Les
institutions nommées communautaires se donnèrent pour mission d’opérer une
transformation historique : dissiper l’universalisme qui était la tendance
naturelle de la diaspora au profit d’un égocentrisme judeo-israélien.
Ainsi,
au cours des années 70 le rappel du martyre juif subi sous les seconde guerre
mondiale s’intensifie. Il correspond certes au légitime besoin de lutter
contre l’oubli qui vient avec le temps. Mais il prend trois caractères
particuliers :
Le
premier est de faire ressortir l’unicité du martyre juif, qui d’abord appelé
génocide, terme applicable à d’autres peuples, puis Holocauste, terme
pouvant être dit dans toutes les langues, s’intitule désormais du terme hébreu
de Shoah pour désigner une singularité absolue.
La
hantise de la Shoah conduit à un judéocentrisme obsessionnel (justement
déploré par Yehudi Menuhin), qui non souvent oublie le sort équivalent subi
par les tsiganes, mais aussi oublie les innombrables victimes non juives des déportations
et exactions nazies durant la seconde guerre mondiale, tend toujours à atténuer
l’énormité des hécatombes du goulag stalinien, tend à occulter les traits
communs aux totalitarismes nazi et communiste en ne relevant que leur différence
idéologique, et finit par faire du crime antisémite une monstruosité unique
et absolue dans l’histoire de l’humanité, alors que les noirs d’Afrique
ont subi à partir du 16ème siècle un massif et atroce esclavage dont les conséquences
perdurent, que les peuples des Amériques ont été subjugués et détruits, non
seulement par les maladies venues d’Europe, mais aussi par les cruautés de
leurs asservisseurs.
Le
second caractère de l’obsession de la Shoah est d’occulter les
souffrances qu’inflige Israël par le rappel du martyre juif passé. Répressions,
tueries, bombardements de civils au sud Liban, tortures, ghettoïsation de la
Cisjordanie dès qu’il y a attentat, responsabilité collective subie par le
peuple palestinien de tout crime terroriste, tout cela tend à être estompé,
excusé, toléré par l’idée qu’Israël porte en lui le visage du martyr
d’il y a cinquante ans et non celui de l’oppresseur des 25 dernières années.
Le
troisième caractère de la Shoah est de développer une psychose
d’appartenance inconditionnelle à Israël chez tous les Juifs
de la diaspora. Le trou noir de la Shoah attise l’incertitude juive sur
la possibilité d’être intégré chez les gentils et fournit au diasporé laïque
le témoignage de l’irréductibilité de son identité juive. Ainsi, le
diasporé à la fois s’angoisse et se reconnaît intrinsèquement juif dans
tout rappel du passé nazi (comme un procès de criminel de guerre), dans toute
dénégation du passé (le « révisionnisme »), dans toute analogie
présente avec le passé funeste (la menace sur Israël).
Comme
souvent l’entreprise d’oppression dans le présent est masquée à soi-même
par le fait qu’on a été opprimé dans le passé. Comme l’a dit Hugo :
« Dans l’opprimé d’hier, l’oppresseur de demain. » Ainsi la
Serbie hypernationaliste s’est auto-justifiée de ses pratiques barbares à
l’égard des bosniaques en évoquent le martyre passé des serbes sous les
Ottomans puis sous les nazis et les oustachis. Ainsi la conscience d’être
victime du passé permet de devenir bourreau du présent ; mais cela peut
préparer aussi les catastrophes du futur.
Aussi
le vaste réseau entretenu par les institutions dites communautaires censées
représenter tous les Juifs de chaque pays (comme en France) et/ou et de lobbies
(comme aux États-Unis)
utilise et attise Auschwitz pour bien relier tout Juif extérieur à l’État
israélien, afin qu’il soit bien convaincu qu’il ne sera en sécurité nulle
part, que sa vraie patrie est Israël. Comme les années 70 sont marquées à la
fois par la désintégration des idées universalistes auxquels s’étaient
attachés beaucoup d’intellectuels d’origine juive, notamment en Europe, et
par les multiples ressourcements dans l’identité ethnique ou religieuse, il
s’opère un ressourcement juif qui du reste comporte et développe un intégrisme
messianiste et nationaliste. Dès lors, Israël entre de plus en plus profondément
dans l’identité de beaucoup de Juifs diasporés. Ce mouvement s’accentue et
s’amplifie chez certains en une solidarité inconditionnelle avec tout acte du
gouvernement israélien, et il s’enracine chez les générations récentes
dans le thème « même peuple, en France et en Israël ».
Tout
cela pousse bien des Juifs à percevoir en Israël le persécuté et l’opprimé
d’il y a un demi-siècle, et non le persécuteur et l’oppresseur
d’aujourd’hui. Tout cela les pousse en même temps à ne voir que la menace
d’anéantissement qui plane sur Israël et non son caractère dominateur.
Engagé
dès sa création dans une guerre pour sa survie, Israël fit craindre aux Juifs
de la diaspora qu’il devienne l’équivalent national d’un gigantesque
ghetto de Varsovie promis à l’extermination. Il est vrai que la menace
demeure pour l’avenir, et si le mot Shoah signifie un anéantissement
proprement et uniquement destiné aux Juifs, il vaut pleinement comme
terrifiante possibilité du futur pour Israël. Mais la politique de force, loin
d’atténuer la menace, ne fait que l’accroître à long terme.
Aujourd’hui,
le rappel de la hantise juive se fait au service de la politique colonisatrice
de l’État
israélien, lequel, par le biais des institutions juives de la diaspora,
rappelle à l’Occident européen l’ignoble antisémitisme qu’il a provoqué.
Du coup, on banalise les bouclages répétés des territoires palestiniens.
Tandis qu’on demande la condamnation de crimes et d’aveuglements commis sous
et par Vichy il y a 50 ans, on reste indifférent aux crimes commis par des
enragés comme Goldstein, l’assassin d’Hebron, les tortureurs légaux de la
police israélienne, les militaires ou politiques responsables du massacre de
200 civils à Cana au Sud-Liban.
C’est
sur ces bases que le Likoud, avec Netanyahu, a instrumentalisé le sentiment de
solidarité qui s’est tissé ainsi en faveur d’Israël pour opérer la désolidarisation
des accords d’Oslo, reprendre les colonisations, organiser le quadrillage du
territoire palestinien par des routes stratégiques, et ainsi entreprendre à
petits pas l’Israélisation de toute la Palestine.
Tout
cela continue à s’opérer dans un silence moral impressionnant : le tabou de
respect pour le martyre juif passé devient un tabou de mutisme pour la tragédie
palestinienne.
La situation actuelle
Tout
n’est pas encore joué. Il suffirait, pour reprendre le processus de paix, que
les principaux acteurs internationaux sortent de leur immobilisme.
Les
États-Unis
disposent des moyens de pression suffisants, mais Clinton subit la pression de
ceux qui veulent empêcher l’usage de ces moyens de pression.
L’Europe
pourrait intervenir en subordonnant ses coopérations politiques et économiques
à la reprise du processus de paix.
La
diaspora juive pourrait comprendre et soutenir la gauche israélienne.
Israël
demeure une nation démocratique où peut intervenir un changement de majorité.
Il
est clair que la reprise du processus de paix n’éliminerait pas pour autant
tout risque pour Israël, dans le contexte éruptif du Moyen-Orient arabe, et
nul ne peut assurer que le risque extrême serait écarté. Mais, répétons-le,
la politique likoudienne aggrave le risque à terme et favorise une catastrophe
historique pire que celle du royaume franc, car elle serait non seulement pour
Israël, mais aussi pour toute la région, et peut être pour la planète.
En
attendant (Godot ? Clinton ? Bilak ?), nous ne pouvons que regarder en face la
double tragédie, des deux yeux et non d’un seul œil
borgne.
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