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Les grandes familles chrétiennes de Damas (suite)

 

Samir Anhouri

 Une photo de l'epoque

Suite à l’article paru sous la rubrique « Vigie » du la 7ème livraison de Maaber, je voudrais ajouter quelques détails que je juge complémentaires à l’article cité et susceptibles d’intéresser le lecteur.

Ayant dernièrement lu avec un grand intérêt le livre de M. Philippe Khoury, rédigé en anglais sous le titre Urban Notables and Arab Nationalism, The Politics of Damascus: 1860-1890 (Cambridge Univ. Press, 1983) et traduit en arabe par M. Afif al-Razzaz, j’y ai trouvé une matière précieuse et richement documentée sur les élites urbaines de Syrie, particulièrement celles de Damas, durant la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe siècle.

Bien que cette étude concerne surtout les grandes familles musulmanes, majoritaires dans le pays, et leur influence déterminante sur la vie sociale, économique et politique de la région, alors sous gouvernement ottoman, l’auteur a également évoqué très brièvement (pp. 80-81 de la traduction arabe) les minorités religieuses et leur rôle dans la société damascène durant cette période.

Or, bien que ce rôle soit à l’évidence plutôt limité, prenant en considération les conditions générales de l’époque, il n’empêche que ces minorités ont vu leur statut s’améliorer grâce aux réformes éditées par le Sultan ottoman en 1839, mettant les autres communautés religieuses sur un pied d’égalité juridique avec les Musulmans.

Ce nouveau statut juridique des minorités religieuses a créé une nouvelle structure de la société, allant à l’encontre de la structure traditionnelle admise jusqu’alors par l’ensemble de la population.

Cette évolution ne s’est pas accomplie sans heurts violents et parfois tragiques (massacre des Chrétiens à Damas en 1860), les Musulmans admettant difficilement la situation économiquement florissante de certains notables chrétiens ou leur nomination aux postes officiels des conseils administratifs locaux ou à ceux des tribunaux et des chambres de commerce et d’agriculture.

Par conséquent, je pense que cette évolution structurelle de la minorité chrétienne, ainsi que les événements tragiques de 1860, ont créé un choc économique, politique et culturel qui mérite une attention spéciale, qui aille au-delà des vérités généralement admises par certains auteurs.

a. Choc économique :

En 1860, les pertes du côté chrétien furent énormes. Le quartier chrétien fut presque entièrement pillé et brûlé. Deux rares photographies de l’époque,[1] prises par Francis Bedford en 1862, montrent l’étendue du désastre et les ruines toujours existantes deux ans après les faits. Le nombre de victimes varie entre 4000 et 6000 morts. M. Outray, à l’époque Consul de France à Damas, évalua les pertes matérielles à près de 150,000 millions de piastres.[2]

L’industrie importante du textile et de la soie, très florissante, qui employait à Damas plus de 20,000 artisans, fut profondément touchée. Cette industrie était exclusivement financée et gérée par les Chrétiens.[3]

D’autre part, les événements de 1860 eurent également comme conséquence l’exode massif de nombre de Chrétiens, fortunés ou pas, vers Beyrouth, Alexandrie et le Caire. Étant presque tous de confession melkite (Grecs orthodoxes ou Grecs catholiques), ils sont à l’origine du développement de cette confession en Égypte où les Chrétiens sont en majorité coptes, et à Beyrouth où les Grecs catholiques ont développé une communauté florissante aux côtés de celles plus importantes des Grecs orthodoxes et des Maronites, majoritaires au Liban.

Parmi ces gens, beaucoup de personnes représentaient une main d’œuvre précieuse et spécialisée dans les métiers pratiqués exclusivement par la communauté chrétienne de Damas : maçons, tailleurs de pierre, menuisiers, orfèvres, tailleurs, etc.

En matière démographique, il a fallu attendre un demi siècle pour que le nombre de Chrétiens à Damas rattrape et dépasse celui de l’année 1842 :

 

Année

Nombre

1842

12500

1881

9391

1889

10397

1911

14968

Population chrétienne de Damas toutes confessions confondues (recensement ottoman)

(voir Z. Ghazal, p. 45)

 

b. Choc politique :

L’édit de 1839 a permis à des élites chrétiennes de prendre une part active dans presque tous les domaines administratif, économique et culturel. Malheureusement, les événements de 1860, outre les énormes pertes humaines et matérielles déjà évoquées, ont permis une main-mise plus large des pays européens sur l’économie du pays et de son nouvel élan capitaliste, ouvrant ainsi la voie à des interventions politiques lourdes de conséquences au début du 20ème siècle.

c. Choc culturel :

Les réformes qui ont suivi l’édit de 1839 ont également permis à la minorité chrétienne de créer des écoles et de former une nouvelle élite culturelle s’exprimant en arabe littéraire, et dont la connaissance de langues étrangères, grâce aux missions et écoles françaises et anglaises, était déterminante. Parmi cette élite culturelle de Damas, je cite pêle-mêle les noms suivants de poètes, historiens, journalistes, traducteurs et théologiens[4] : Salim Bey Anhoury, Elias Bey Kodsi, Salim Elias Kassab, Habib Zayat, Nou‘man Kassatly, Dr Mikhail Méchaka, Fares al-Khoury, le Père Youssef Haddad, le Père Antoune al-Moukhlé, l’Archimandrite Gabriel Gebara, le Père Antoune Boulad, l’Archimandrite Alexios Kateb, l’Archevêque Georgios Boutros Habra, Youssef Issa (journal Alef Bā’), Salim Ibrahim al-Turk (revue al-A‘lām), Elias Khalil Tartar (revue al-Najāh), Marie Abdo al-Ajami (revue al-‘Arūs).

D’autres, ayant émigré en Égypte, en France, aux États-Unis ou en Amérique Latine, ont publié dans leurs nouveaux pays d’adoption, conjointement avec leurs coreligionnaires d’origines libanaise et syrienne, nombre de journaux et revues en langue arabe.[5]

Pour revenir au livre de M. Ph. Khoury, il a cité dans ses notes le nom de plusieurs membres de l’élite chrétienne de Damas durant la seconde moitié du XIXe siècle, à savoir :

En 1871, Esber Ajami et Joubrane Najri étaient membres du Conseil administratif de la province, ainsi que Hanna Chalhoub et Antoun Salim. En 1878, Moussa Kodsi était membre du Bureau des taxes foncières. Également, Jourji Chalhoub et Roufaïl Akrawi aux tribunaux de commerce. En l’année 1884, Khalil Bey Kodsi était membre du Comité des travaux publics et membre de la Chambre agricole. Et son cousin Moussa toujours dans le Bureau des taxes foncières.

Ibrahim Absi et Esber Saba‘a étaient magistrats aux tribunaux et Salim Chaoui juge au Tribunal de commerce.

En 1892, le Conseil administratif de la province incluait Salim Ayyoub et Gebrane Esber. Les tribunaux comptaient aussi quatre magistrats : Mikhaïl Saydah, Salim Chaoui, Nu‘man Abou-Cha‘r et Jourji Chalhoub, tandis que le Tribunal des affaires urgentes comptait parmi ses membres Moulhem Abou-Hamad et Roufaïl Chamié.

D’autre part, Salim Mechaka remplissait en 1884 la fonction de traducteur (drogman) à l’Ambassade de Grande Bretagne, tandis qu’à la même époque, ses deux cousins ‘Abdallah et Khalil Kodsi étaient traducteurs auprès des Ambassades de Hollande et de Belgique. En 1890, Nassif Mechaka, cousin de Salim, était Consul des États-Unis à Damas. Quant à Béchara Asfar, l’un des plus riches commerçants et financiers de Damas, il était aussi traducteur auprès de l’Ambassade d’Allemagne. Youssef Saba‘a était traducteur auprès de l’Ambassade de Russie et Khalil Ghannagé, autre riche financier de Damas, l’un des traducteurs de l’Ambassade de France.

À cette liste de noms, j’ajoute celui de Mikhaïl Fadlallah Sioufi qui fut le premier directeur de la Banque Ottomane, fondée à Damas vers la fin du 19ème siècle.

Profitant de l’évolution politique du gouvernement ottoman à la fin du XIXe siècle, cette élite riche et cultivée a réussi à faire sortir sa communauté minoritaire de son rôle modeste et traditionnel dans la société de Damas vers un rôle plus performant dans les domaines administratif, commercial, financier et culturel, grâce à ses contacts et échanges avec le monde occidental.

Sont également citées deux familles chrétiennes, Kodsi et Dimachkié, qui avaient réussi à posséder en même temps le pouvoir administratif et financier pour obtenir ou acheter de vastes propriétés leur permettant à la fin du XIXe siècle l’accès au club, jusqu’alors très fermé, des grandes familles musulmanes propriétaires à Damas.

Le 20ème siècle représente une étape charnière dans le développement socio-économique des Chrétiens de Syrie. En effet, après la chute, en 1918, de l’Empire ottoman et la création d’un état arabe en Syrie, avec Damas comme capitale, le nationalisme arabe triomphant avait besoin de toutes ses élites pour prendre la relève et assumer l’administration et le bon fonctionnement d’un nouvel état qui se voulait indépendant, national et démocratique.

Des membres de l’élite chrétienne de Damas, issus pour la plupart des grandes familles riches et/ou cultivées, contribuèrent largement à consolider les bases du jeune état, et ceci à tous les échelons, même les plus influents.

Fait nouveau et essentiel : des Chrétiens sont admis dans la fonction politique. Ils sont nommés ministres, ambassadeurs et même président du Parlement syrien, comme M. Fares al-Khoury, poète et éminent juriste, ainsi que brillant politicien de notoriété internationale, qui a marqué la politique arabe syrienne tout au long de la première moitié du XXe siècle.

Seidnaya (Syrie), le 08/08/2002

*** *** ***


[1] Voir Badr el-Hage, Damascus, Images from the Past : 1840-1918, Folios Limited, London (édition arabe en 2001, p. 36).

[2] Voir Zuhair Ghazal, L’économie politique de Damas durant le 19ème siècle, I.F.E.A.D., Damas, 1993, p. 165.

[3] Voir Nou‘man Kassatly, al-Rawda-l-Ghannā’ fi Dimashqa-l-Fayhā, Dār ar-Rāed al-‘Arabī , Beyrouth, pp. 91-92, 121-123.

[4] Voir Père Louis Cheikho, Tārīqu-l-Ādābi-l-‘Arabiyya (1800 -1925), Dār al-Mashreq, Beyrouth.

[5] Op. cit.

 

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