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Mille ans d’histoire

Histoire de la Syrie (Bilād al-Chām)
de la conquête grecque à la conquête arabo-musulmane

(333 av. J.-C. – 635 apr. J.-C.)

 

Samir Anhoury

 

Chapitre III

La Syrie, province romaine

Au commencement du Ier siècle av. J.-C., la situation de Rome en Orient était loin d'être brillante. La politique maritime de la République témoignait d'une faiblesse telle qu'il lui était impossible de maîtriser la mer et dominer l'Asie Mineure. D'autre part, la politique intérieure occupait les esprits et les détournaient de ce qui se passait dans les provinces lointaines ou chez les peuples vassaux. Par faiblesse, Rome s'imposa une politique de non-intervention, même lorsque ses propres droits étaient en jeu.

Ce n'est qu'en –75 que le Sénat reprit une politique active en Asie. Les Romains battirent Mithridate et s'emparèrent des villes du Pont (nord-est de l'Asie Mineure). Mithridate chercha asile en Arménie. Rome qui avait laissé Tigrane, le roi d'Arménie, s'approprier la Cappadoce et la Syrie, prit l'offensive et en –69 le proconsul Lucullus battit Tigrane. Quelques années plus tard, Pompée prit le commandement des troupes d'Orient et le sort de la Syrie ne tarda pas à être réglé.

Il était temps que la force imposât à la Syrie le gouvernement qu'elle était incapable de se donner. Les guerres incessantes et l'anarchie avaient ruiné le pays. Les nomades en profitaient pour pousser plus avant vers l'ouest. Les troupeaux s'avançaient, ravageant les cultures sur leur passage et les villages étaient la proie des bédouins. Tout le territoire qui s'étend du désert à l'Oronte fut dévasté et la steppe remplaça les cultures d'orge et de blé. La population des campagnes, dans l'impossibilité de travailler et de se nourrir, reflua vers les villes, où la situation n'y était guère meilleure.

À Antioche, on continuait à s'amuser et à fomenter des complots et des révolutions dynastiques, ce qui ralentissait le commerce ; les caravanes de l'est se faisaient moins fréquentes. Damas était tour à tour occupée puis perdue par les Nabatéens : Arérath étendait sa puissance du Golfe Arabique à la Mer Morte et soumettait provisoirement la Damascène et le Hauran. L'ancienne capitale des Benhadad qui, au cours des siècles, était devenue un centre commercial de premier ordre, déclinait peu à peu. Ses habitants avaient fort à faire pour se protéger de la rapacité des Ptoléméens. La sécurité des mers n'existait plus et les villes de la côte, dont la navigation faisait la richesse du pays, s'amoindrissaient. Le banditisme enfin rendait précaire les relations de ville en ville. Des bandes tenaient les cols du Liban et la cluse de Zebdani, menant à Damas. Les montagnards de la chaîne des Ansariés, au nord-ouest de la Syrie, ravageaient les localités de la côte, allant jusqu'à faire des coups de main vers l'intérieur du pays. Des forteresses couronnaient les hauteurs. Aucune caravane ne pouvait passer à proximité sans avoir à choisir entre le pillage et la rançon. Le brigandage était devenu le métier le plus lucratif et le moins dangereux[1]. La décomposition sociale avait également provoqué l'apparition de despotes locaux à Héliopolis (Baalbek), Émèse (Homs) et Tripoli.

Le royaume juif lui-même, qui paraissait d'abord se tenir à l'écart de cette crise, fut déchiré par des luttes intestines. Sous le règne de Jean Hyrcan (134-104 av. J.-C.), fondateur de la dynastie asmonéenne, le conflit des Pharisiens et des Sadducéens avait éclaté. Cette rivalité avait pour origine les influences hellénistiques. Les premiers manifestaient un profond attachement à la Thora et aux interprétations des livres sacrés ; ils faisaient profession du respect ponctuel de tous les commandements et en arrivaient au rigorisme, à l'observance littérale et à la haine de tout usage étranger. Les seconds s'en tenaient à la loi écrite et se montraient réfractaires au messianisme (qu'ils considéraient comme une idée opposée à la grandeur du temple juif) et niaient l'immortalité de l'âme et la résurrection. La plupart d'entre eux étaient surtout des riches et des hauts dignitaires ecclésiastiques et politiques qui donnaient plus d'attention aux questions politiques qu'aux problèmes religieux. À la mort d'Alexandre Jannée (103-76 av. J.-C.), roi des Juifs, la guerre civile éclata. Les dissensions intérieures s'aggravèrent et les Pharisiens allèrent jusqu'à solliciter l'intervention de l'Arménie dans les affaires de Judée. Quelques années plus tard, le peuple juif avait perdu son indépendance.

En effet, Pompée ne pouvait tolérer ce foyer d'anarchie à la frontière des provinces de la République. Dès –65, il avait envoyé ses lieutenants là où il jugeait indispensable que l'ordre régnât. Aulus Gabinius était passé de Mésopotamie en Syrie, tandis que Lellius et Metellus avaient occupé Damas. Moreus Seaurus se rendit à Jérusalem. Pompée s'apprêtait à entrer en Syrie en –64. Les légions occupèrent la vallée de l'Oronte. Le pays compris entre le Taurus et l'isthme, la mer et le désert forma une nouvelle province romaine. Les rois de Syrie avaient cessé d'être. L'ère pompéenne commençait.

Il traita différemment les diverses parties des territoires nouvellement acquis. Antioche en particulier n'eut qu'à se féliciter de la conduite de Pompée à son égard. Par contre, il se montra impitoyable vis-à-vis de tous ceux qui avaient usurpé une parcelle des pouvoirs réservés à un gouvernement régulier. De même, tous les châteaux-forts capables de servir de refuges ou de points d'appui aux bandits furent détruits. Apamée, la grande cité des Séleucides, fut rasée.

Quand l'armée qui devait réduire les Nabatéens entra en Judée, les Juifs firent leur soumission, à l'exception des fanatiques qui s'étaient réfugiés dans le Temple, dont il fallut faire le siège avec des machines de guerre que les romains firent venir de Tyr. Selon F. Josèphe, il y eut 12 000 tués, tandis que les romains ne subirent que des pertes minimes.

Pompée avait rétabli l'ordre en Syrie. Il partit pour l'Asie Mineure et chargea Scaurus du gouvernement de la province et de la campagne contre Arérath le Nabatéen. Les Séleucides avaient disparu, les Asmonéens ne détenaient plus qu'une ombre de pouvoir, les émirs arabes s'en étaient retournés au désert, les villes avaient applaudi à l'exécution de leurs despotes, les bandits s'étaient vu chasser de leurs repaires.

Les légions romaines avaient pacifié la Syrie, mis un terme à la longue anarchie qui ruinait le pays. Dorénavant l'histoire de la Syrie sera pour plusieurs siècles intimement liée à celle de Rome. Les luttes des triumvirs et des empereurs romains auront leur répercussion à Antioche et à Jérusalem. De même, la révolte de Judée, la guerre contre les Nabatéens et la création de l'empire palmyrénien, détermineront en partie les actes de Titus, de Trajan et d'Aurélien.

Cléopâtre, descendante des Lagides, régnait à Alexandrie et voulait épargner à son peuple le joug de l'étranger. Elle s'y employa de toutes ses forces et utilisa toute sa séduction. Elle avait tenté d'abord sa chance auprès de César qui lui avait laissé en retour le trône d'Égypte. Après l'assassinat de César à Rome en –44 par Brutus, son fils adoptif, elle tourna ses ambitions vers Antoine, qu'une sourde rivalité opposait à Octave (petit-neveu de Jules César et son héritier), son associé avec Lépide dans un triumvirat (–43) qui dominait l'Italie et l'Occident.

En l'an –40, les Parthes envahirent la Syrie. Les mécontents s'étaient unis et avaient invité les Parthes à entrer dans la province romaine. En quelques mois, les Parthes étaient maîtres de la Syrie et de la Phénicie. Tyr, où s'étaient réfugiés les fonctionnaires de la République, fut l'unique cité que Rome conserva. Toutefois, la situation s'améliora en Syrie, car Ventidus Bassus avait infligé une suite d'échecs aux Parthes qui s'étaient repliés vers l'est. Seule la Judée n'était pas pacifiée. Hérode, qu'Antoine avait installé comme roi de Judée, s'en chargea. Il prit Jérusalem en –37 et pacifia la région.

Ce même automne de l'an –37, Antoine et Cléopâtre célébrèrent leur mariage à Antioche. Désormais, l'Égyptienne fut assurée d'échapper à la domination romaine et le Romain trouva les ressources financières nécessaires à ses plans ambitieux pour conquérir la Perse. Toutefois, il donna une compensation matérielle à son épouse : Jéricho, les villes de la Phénicie méridionale et Chypre devinrent possessions égyptiennes, alors que Tyr et Sidon restèrent franches comme auparavant. La vieille politique des Lagides reparut. Il fallut que celle qui régna sur le Nil comptât toute la Syrie au nombre de ses possessions. Cléopâtre s'appliqua à détourner son époux de l'expédition contre la Perse et s'efforça de se faire céder Jérusalem, Tyr et Sidon.

Si Antoine cédait, s'en était fait de la grandeur de Rome. Les possessions de la République se seraient scindées en deux, Rome aurait commandé à l'Occident, Alexandrie à l'Orient. Antoine refusa. Le désir de rester proconsul romain et la honte de paraître roi d'Égypte l'entraînèrent à une politique pleine de contradictions.

Cléopâtre arriva pourtant à ses fins. En –34, Antoine céda et la proclama Reine des Rois et plaça toute la Cœlé-Syrie sous son autorité, tandis qu'il faisait de Ptolémée, son fils, roi de Phénicie, de Syrie et de Séleucie. Ainsi la politique des Pharaons se réalisait à nouveau avec Cléopâtre. La guerre entre Octave et Antoine était devenu inévitable.

Le 2 septembre –31, la fuite des vaisseaux égyptiens à la bataille navale d'Actium (Grèce) assurait la victoire d'Octave, sa domination du monde romain et l'unité de Rome. De retour à Rome, Octave le vainqueur allait recevoir le nom d'Auguste. Antoine et Cléopâtre, vaincus, s'enfuirent en Égypte où ils se suicidèrent. Cléopâtre morte, la dynastie des Lagides s'éteint et l'indépendance de l'Égypte hellénistique prend fin.

Auguste réorganisa l'Empire et le divisa en provinces sénatoriales et impériales. L'Égypte et la Syrie, considérées comme provinces non pacifiques, firent partie des provinces impériales. Quatre légions furent envoyées afin de défendre les frontières de ces deux provinces contre la menace des Parthes. Successeurs des Séleucides, les Romains choisirent Antioche pour résidence.

À Rome, Tibère, fils adoptif d'Auguste, puis Caligula, Claude et Néron s'étaient succédé à la tête de l'Empire. Les crimes et les folies de Tibère, Caligula et Néron, provoquèrent le mécontentement de l'Empire. Tous trois moururent assassinés. À la mort de Néron en 68 apr. J.-C., Galba s'empara du pouvoir et fut pendant sept mois empereur romain. Il fut assassiné par les Prétoriens en 69. Cette même année, deux empereurs se succédèrent : Othon puis Vitellius. Le premier se tua et le second fut massacré par le peuple.

Ces révolutions laissèrent indifférentes les populations de Syrie, jusqu'au jour où Vespasien, commandant des légions d'Orient, décida de s'emparer de l'Empire avec l'aide de son fils Titus. Le gouverneur d'Antioche Licenius Mucianus et l'armée le proclamèrent empereur. Il envoya aussitôt son fils réprimer l'insurrection juive.

Hérode régnait à Jérusalem. Après sa mort, et conformément à son testament, le royaume fut divisé entre ses trois fils : Philippe, Hérode Antipas et Achéleus. Ce dernier porta le titre de roi et reçut la Samarie, la Judée et l'Idumée. Des troubles éclatèrent. Varus intervint et annexa la Samarie et la Judée à la province de Syrie.

Le royaume d'Hérode le Grand allait disparaître quand Hérode Agrippa le restaura avec l'appui des empereurs Caligula et Claude. À sa mort, des troubles éclatèrent, agitation et désordre se multipliaient. En 65, les Juifs furent expulsés de Césarée et leurs coreligionnaires de Damas furent massacrés. À Damas, tous les Juifs furent égorgés[2]. Ce fut le signal de la guerre.

Les révoltés chassèrent les Romains de Jérusalem et défirent les troupes de Gallus. Vespasien avec 60 000 hommes de renfort dut vaincre la résistance de Josèphe qui défendait la Galilée[3]. Titus succéda à son père dans le commandement de l'armée. Quand Vespasien (fondateur de la dynastie des Flaviens) partit pour Rome en 69, Titus assiégea Jérusalem. Dans la ville, la discorde divisait les défenseurs. Tandis que les riches et les Pharisiens voulaient traiter et sauver leurs biens, les pauvres et les patriotes (les « Zélateurs ») étaient prêts à tout sacrifier plutôt que de se rendre. La guerre civile, la maladie et la famine décimèrent la population. Pourtant, Titus rencontra une très forte résistance qui dura 4 mois (du 7 mai au 7 septembre). Il emporta le Temple le 10 août et ne fut maître de toute la ville que le 7 septembre grâce à l'acharnement mis à la défense de chaque quartier de la ville. Jérusalem fut rasée (70). Un très grand nombre d'Israélites trouvèrent la mort dans ses tragiques événements. En souvenir de cet exploit, Titus, futur empereur, fit édifier à Rome un arc de triomphe qui existe toujours.

Plus tard, sous Adrien, ancien gouverneur de Syrie et successeur de Trajan, les Juifs se révoltèrent à nouveau quand l'empereur voulut édifier un temple à Jupiter sur l'emplacement de celui de Yahveh. Sévérus, chargé de la répression, fit preuve d'une énergique cruauté, expulsa les Israélites demeurés dans les environs de Jérusalem et donna à la Ville Sainte le nom d'Ælia Capitolina.

Le négoce en Syrie avait souffert des guerres civiles qui avaient marqué la fin des Séleucides. Dès que Pompée eut rétabli l'ordre (64 av. J.-C.), ce fut la renaissance économique. Par la conquête de la Syrie, Rome dominait tous les pays riverains de la Méditerranée, à l'exception de l'Égypte, gouvernée par les Ptoléméens. La pax romana facilitait les échanges, et l'hellénisation de l'Orient et de l'Occident répandait partout le goût du luxe. C'était un trafic incessant de marchandises, reçues aux passages de l'Euphrate ou à la limite du désert et réexpédiées vers l'Italie par les ports de Phénicie. La campagne de 105 contre les Nabatéens assura la sécurité et permit à Pétra et à Bosra de devenir des entrepôts où les caravanes apportaient les produits de la Perse et des Indes.

C'était le commerce plus que l'agriculture qui faisait la richesse du pays. Aussi la prospérité ne pouvait-elle que grandir quand la Rome impériale s'ouvrit aux pays d'Orient. Les vainqueurs avaient connu en Asie le goût du luxe et des plaisirs raffinés. Ils voulaient retrouver chez eux ces étoffes, ces aromates et ces esclaves qui leur avaient rendu la vie douce et aimable. On exportait pour Rome le froment, les vins et les fruits, mais surtout les articles de luxe. D'abord la pourpre, qui se vendait à Rome jusqu'à mille deniers la livre ; les résines qui, transformées en vernis, protégeaient les manuscrits ; les baumes de Judée et les aromates des Indes qu'on nommait « parfums syriens ». Les ballots de soie et les cassettes de pierres précieuses traversaient les montagnes et les fleuves pour être entreposés dans les villes de la côte, puis dirigés sur tous les points de l'Empire. Des cargaisons de bois de cèdre, destinés à décorer les temples et les palais, quittaient les ports de Phénicie.

Pourtant, le commerce le plus lucratif pour les Syriens fut peut-être celui des esclaves. On s'adressait à l'Orient pour se procurer ceux et celles qui devaient à la fois servir, divertir et charmer. Ces esclaves connaissaient l'art de l'intrigue, ils séduisaient leur maître et ne tardaient pas à s'affranchir. Ils apportaient ainsi dans la société romaine les goûts et les mœurs de l'Orient.

Antioche sous l'occupation romaine était restée la ville où l'esprit grec, malgré l'influence dissolvante du milieu oriental, était encore le plus puissant. Cette ville qui compta, dit-on, jusqu'à 700 000 habitants, ne cessait de s'embellir. Jules César y avait édifié un théâtre, Hérode le Grand une colonnade. Caligula, Trajan, Adrien, Antonin et Commode la dotèrent de bains et de promenades publiques. Dioclétien allait y élever un palais.

Les constructions privées différaient de celles qu'on bâtissait à la même époque en Occident. Elles étaient construites en fonction du climat de la région et des matériaux disponibles. Des écoles d'architecture se constituèrent dans la Syrie méridionale. Antioche et Apamée gardaient pour leurs monuments civils et religieux les plans et les formes usités au cœur de l'Empire. Au contraire, un style particulier et original se développa à Pétra, qui influença la vallée du Jourdain et les collines de Judée. La grande voie droite (via recta) caractérisait les villes de Syrie. Les monuments se groupaient autour du Forum à l'ouest ; à l'est, ils se dressaient aux abords des avenues, souvent bordées par des colonnades. La grande rue d'Antioche était pavée en granit d'Égypte, celle d'Apamée traversait la ville du nord au sud. L'avenue de Damas rivalisait avec celle d'Alexandrie. Palmyre enfin alignait ses colonnes sur près d'un mille.

Les architectes de Syrie étaient renommés. Ce fut à l'un deux, Apollodore de Damas (Ier et IIe s. apr. J.-C.), que Trajan s'adressa pour embellir Rome (Forum de Trajan). Des routes, le plus souvent construites par l'armée, reliaient entre eux les centres urbains ; leur tracé, aussi droit que possible, était arrêté sans nul souci de rampes. D'ailleurs, cultivateurs et négociants se gardaient d'utiliser la chaussée et suivaient des pistes à travers champs ; seules, les légions et la poste impériale en faisaient un usage constant[4].

Parfois, les monuments étaient groupés et l'on trouvait un ensemble comme celui d'Héliopolis (Baalbek). Commencé par Antonin le Pieux, cet immense sanctuaire consacré au culte du Soleil (Hélios) ne fut achevé que sous Caracalla. Ce fut pour les temples et les palais que sculpteurs et architectes perfectionnèrent leurs arts. Leurs œuvres marquent le goût du colossal et la recherche d'une abondante décoration. Celle-ci fut souvent exécutée avec élégance. Les piscines de lustration[5] d'Héliopolis ont conservé des motifs traités avec délicatesse, contrastant avec les énormes chapiteaux qui couronnaient les colonnes du temple dont les fûts dépassaient 13 m. de haut. Ces décors gracieux et finement travaillés se dégagent de la tradition classique. On délaisse les palmettes et les feuilles d'acanthe pour donner à la pierre le modelé de la vigne et du lierre. Le temple de Bacchus, élevé au début du IIIe siècle près du grand temple d'Héliopolis, en présente un bel exemple. Au chambranle du portail, des amours et des satyres alternent avec des épis, des pavots et des pampres[6]. Le même esprit se retrouve dans la sculpture des sarcophages, que des masques de lion ou des méduses reliés par des guirlandes en décorent les faces.

« Les fouilles de Phénicie et plus particulièrement celles de la région de Sidon ont fait connaître quelques spécimens des peintures de l'époque gréco-romaine : elles se rapportent toutes à l'art funéraire. Les murs des hypogées[7] étaient décorés de guirlandes et de rubans, d'oiseaux et d'animaux, parfois même de personnages. Une autre école de peinture avait Palmyre pour centre. »[8]

La prospérité matérielle et l'amour des arts dénotent une vie élégante et riche. Mais s'en tenir à cet aspect serait se faire une idée fausse de la vie des populations syriennes. Ce peuple était essentiellement religieux. Il se préoccupait des problèmes métaphysiques et se passionnait pour les mystères de l'âme et de la survie. On ne croyait plus aux fables grecques qui racontaient les exploits et les fantaisies de dieux et des déesses. Le culte d'Auguste, célébré avec pompe en Syrie comme dans tout l'Empire, conservait pour les foules un attrait particulier en raison des fêtes que les augustules donnaient pour exalter Rome. Mais ce culte officiel ne satisfaisait pas les aspirations religieuses des âmes, car le culte officiel est un ritualisme positif, étroitement lié à la vie politique. D'où ce développement des religions dites « à mystères ».

La croyance en l'impureté remonte à la plus haute Antiquité. Cet état de « souillure » était provoqué par la mort ou par l'amour et tout ce qui s'y rapporte[9]. La loi de purification fut donc l'une des premières à s'imposer à l'humanité, y compris les tabous sur les animaux dits « impurs » qui furent le complément des lois de purification (Deutéronome xiv). Elle consistait en un acte rituel où l'eau avait d'ordinaire un rôle prépondérant. L'homme se lavait de son impureté au sens matériel : le Lévitique l'obligeait même à laver ses vêtements (Lev. xv, 5-13). Les siècles passèrent et la purification se teinta d'un sens moral. On conserva l'usage des eaux lustrales[10], mais en lui donnant un sens symbolique. De même que l'on s'habituait à considérer l'impureté comme la conséquence d'une souillure morale, on s'employait à donner à la purification la valeur d'un pardon accordé à l'âme pécheresse (la légende d'Oreste[11] est l'une des premières manifestations de cette évolution).

Parallèlement à cette idée, se développait la pensée que l'on peut se décharger de ses fautes sur une tiers : un objet, un animal, un homme, parfois même un roi, prennent à leur compte les fautes d'une tribu ou d'un peuple et ils « expient » au nom de tous. L'une des phases de cette évolution fut marquée par la cérémonie juive du « bouc émissaire » qui, chargé des péchés d'Israël, était chassé vers le désert.

L'inquiétude de la purification, l'espoir de s'unir à la divinité, s'emparaient des esprits et des cœurs. La philosophie était trop dépourvue de sentiment pour satisfaire ces aspirations. Les religions de l'Orient, au contraire, apportaient aux âmes les consolations et les espérances dont elles étaient avides. Aucune époque n'a peut-être assisté à un tel développement de « mysticisme » qui s'efforça de se satisfaire tour à tour dans l'ascétisme et la volupté.

La Syrie avait non seulement conservé ses traditions religieuses, mais elle avait aussi accueilli avec faveur les cultes de l'Égypte, de la Phrygie et de la Perse. Le culte de Cybèle[12] était répandu en Syrie. On célébrait ses tragiques mystères au printemps :

« La procession des Cannophores[13] se déroulait en souvenir d'Attis[14], exposé sur les eaux et trouvé au milieu des roseaux du Sangarius. Ce jeune dieu était représenté comme un bel adolescent qui vivait dans les montagnes de Phrygie. Personnifiant les énergies de la nature, il était intimement uni au cycle des saisons. L'imagination populaire le voyait sous les traits d'un bon pasteur occupé à paître ses brebis. Un drame d'amour se déroulait alors et conduisait Attis à faire le sacrifice de sa virilité et à mourir. Il ressuscitait ensuite pour ne plus se séparer de Cybèle, la mère des dieux, qui l'associait à sa gloire. »[15]

La mutilation, les funérailles et la résurrection d'Attis étaient les trois grandes solennités du culte. Elles se célébraient à quelques jours d'intervalle et faisaient revivre, acte par acte, les souffrances et le triomphe du dieu. Le mysticisme des fidèles y trouvait matière à se satisfaire et à s'exalter. Dans l'impossibilité de rendre les honneurs funèbres au corps divin, on les adressait au pin, arbre sous lequel Attis s'était mutilé. On prenait le bois sacré, on l'entourait de bandelettes et on le décorait de violettes. Dans leur volonté de s'unir à la divinité, les Galles, prêtres du culte, se frappaient, se tailladaient et souvent même se mutilaient.

Peu à peu, un syncrétisme se produisit. On fusionna plusieurs doctrines et croyances. Les Baalaths de Syrie se transformèrent en Mère des dieux, tant était grande la popularité de Cybèle. Les déesses locales prirent les attitudes de Rhéa-Cybèle[16] : elles portèrent une couronne et des lions flanquèrent leurs trônes.

Le culte de Mithra, dieu solaire, s'était également introduit en Syrie. Cette religion issue de la théologie de Zoroastre (Iran, VIIe-VIe s. av. J.-C.) allait prendre une influence considérable dans l'empire romain, spécialement parmi les légionnaires. Elle fit des progrès rapides sous les Antonins[17]. Au contact des populations hellénisées, le vieux culte perse se para des charmes et des grâces que la civilisation grecque donnait à tout ce qui l'approchait.

Une cosmogonie[18] et une théogonie[19] expliquaient la formation du monde et la naissance des dieux[20]. À l'origine, était le Temps qui engendrait une longue suite d'êtres divins auxquels s'opposaient les esprits du mal conçus par Ahriman[21]. L'Humanité fut la victime de ces derniers : Mithra apparut, servit de médiateur et travailla au salut des hommes. L'épisode capital de sa vie fut la lutte contre le taureau, premier être créé et animal sacré, qu'il immola. Ce sacrifice rendit la vie au monde. Le sang de la victime protégea l'univers contre les attaques des esprits du mal, et Mithra célébra dans un banquet sacré la réconciliation de tous les êtres. Ainsi,

« […] Mithra est la divinité secourable que l'on n'invoque jamais en vain, le port assuré, l'ancre de salut des mortels dans leurs tribulations, le fort compagnon qui, dans les épreuves, soutient leur fragilité. »[22]

Il quitta la terre, emporté au ciel sur un char de feu que guidait le soleil. Il réapparaîtra à la fin du monde pour immoler à nouveau le taureau. Les feux célestes dévoreront alors les êtres mauvais et feront disparaître le principe du mal.

L'initiation des fidèles passait par sept degrés. La cérémonie par laquelle l'adepte entrait dans le troisième était capitale : il s'obligeait à garder le secret sur les mystères et les vérités qu'il allait connaître, renonçait aux joies profanes et s'engageait à mener une vie austère et droite. Les cérémonies du culte avaient lieu de préférence le dimanche, jour du soleil. La principale fête de l'année était le Natalis Solis Invicti, célébré à l'aube du 25 Décembre.

Cependant, le peuple attachait peu d'importance à la pureté des traditions religieuses. Les cultes orientaux étaient mélangés les uns aux autres : Ormuzd se reconnaissait en Zeus, Anakita prenait le visage de Vénus ou de Cybèle, le Mithraïsme s'identifia avec le vieux culte officiel de la Magna Mater, et ainsi de suite. L'important était d'exalter son mysticisme par des cérémonies mystiques qui alimentaient le besoin des hommes et des femmes pour la purification absolue.

Ce mysticisme se manifestait de diverses façons. C'était tantôt le dérèglement complet des mœurs, tantôt une soif de mysticisme qui allait jusqu'à la folie. À Byblos, lors de la célébration de la mort d'Adonis, beaucoup de femmes louaient leurs charmes aux étrangers et en versaient le prix au trésor du temple. À Hiérapolis[23], des phallus étaient dressés dans le sanctuaire. On y trouvait, écrit un voyageur de l'époque, « un petit homme d'airain assis qui porte un priape monstrueux »[24]. À Héliopolis, toute femme mariée devait s'offrir au moins une fois dans sa vie au premier passant venu. Cette coutume était également courante en Lydie et en Arménie :

« C'est qu'en effet la force végétative du sol est conçue comme étant en rapport avec la puissance de fécondation animale ou humaine. Les rites phalliques et l'institution des prostituées sacrées se rattachent à l'idée que les forces de la génération exercent directement leur action sur la fertilité de la terre. »[25]

Le mysticisme poussait également à l'ascétisme le plus rigoureux. On réprimait le corps et l'on faisait taire la chair. Les pratiques de jeûne et d'abstinence étaient fréquentes. On recommandait la continence et les eunuques volontaires étaient nombreux. Ils se mutilaient en vue de leur perfection morale.

Entre temps, une religion nouvelle se développait en Syrie. Les adeptes qu'elle comptait à Antioche se donnèrent le nom de « chrétiens ». Dès le IIe siècle, le Christianisme possédait déjà une vaste littérature. Issu d'un milieu juif, il allait surtout se développer parmi les populations hellénisées. Les communautés israélites pénétrées d'esprit grec furent les premières à accueillir avec sympathie la religion nouvelle. Tandis qu'une église se fondait à Jérusalem avec Pierre, une autre prenait naissance à Antioche avec Paul. La première se caractérisait par son attachement à la loi mosaïque : Jésus n'avait-il pas dit qu'il ne voulait rien changer à ce qui était établi ? La seconde, au contraire, se détachait des anciennes coutumes et rejetait les pratiques capables d'éloigner les esprits grecs et romains. Aussi les rapports furent-ils souvent très tendus entre les deux communautés, et la question de la circoncision provoqua même un conflit sérieux. Les idées de Paul, plus universalistes, finirent par prévaloir dans l'organisation des sociétés chrétiennes ; cela était inévitable. Les Juifs convertis, sauf en Palestine, se trouvaient déjà et de plus en plus en situation minoritaire. L'expansion chrétienne partie d'eux s'opéra en dehors d'eux.

Il est probable que les tendances mystiques qui se manifestaient dans les foules païennes et la curiosité avide de nouveautés dont faisait preuve les classes cultivées préparaient-elles à recevoir la parole évangélique. D'autre part, tous ceux qui souffraient acceptaient avec joie le double précepte d'amour envers Dieu et le prochain. La charité et le pardon étaient la grande nouvelle qu'apportait l'Évangile. Dans les milieux chrétiens, le malheureux se sentait l'égal du plus fortuné et certaines paraboles de l'Évangile portaient à préférer la pauvreté à la richesse. La vie de l'Église primitive était particulièrement attirante et édifiante. Tout était mis en commun et les diacres veillaient à distribuer à chacun selon ses besoins.

Le dogme rejetait tous les dieux pour imposer un monothéisme très pur. En cela il se rattachait directement à la tradition mosaïque. En même temps, il donnait corps aux aspirations grecques qui se faisaient jour, dans les écoles philosophiques comme dans les sectes religieuses, où l'on croyait à l'existence d'une puissance divine, souveraine de tout l'Univers. Le dogme chrétien annonçait également l'avènement d'un monde de justice où chacun serait rétribué selon ses œuvres. Dans la vie future, l'âme immortelle serait en possession des joies et félicités célestes ou vouée aux peines de l'enfer, selon l'usage qu'elle aurait fait de sa liberté sur terre (parabole du mauvais riche).

Le Christianisme apportait la religion de l'esprit et du cœur. Les exercices religieux et les prières rappelaient sans cesse aux fidèles leurs devoirs et l'espérance qu'ils devaient concevoir pour la vie future. Par son idéal intellectuel et par sa grandeur morale, la nouvelle doctrine se répandit rapidement et fit de nombreuses recrues, tant dans l'élite de la société que dans la masse du peuple.

L'histoire du Christianisme en Syrie fut marquée par la disparition de l'Église de Jérusalem après la campagne de Titus en 70. Les hérésies commencèrent. Les Chrétiens voulurent satisfaire leur curiosité religieuse aux dépens du dogme. Ils négligèrent la parole du Christ : « Heureux les pauvres en esprit » et s'adonnèrent à la spéculation intellectuelle. Des tendances gnostiques[26] s'insinuèrent un peu partout, divisant les fidèles, pervertissant l'Évangile et tendant à le transformer en une sorte de justification des faiblesses humaines. Ce furent au Ier siècle les Nicolaïtes. Plus tard, aux Xe et XIe siècles, leur doctrine n'admettait pas le célibat ecclésiastique.

Une longue liste de docteurs allaient discuter sur les natures, humaine et divine, du Christ, tandis que les Judéo-chrétiens faisaient un amalgame de la loi ancienne et des préceptes nouveaux. Ces luttes doctrinales jetaient le trouble et ruinaient la bonne entente qui régnait dans les premières communautés. On sentit la nécessité d'une hiérarchie pour gouverner et surveiller les fidèles. On confia ce devoir à l'épiscopat. L'évêque d'Antioche étendit son autorité sur toutes les régions soumises à l'influence grecque et prit le titre d'« Évêque de Syrie » sous le règne de Trajan.

En dépit du contrôle de l'épiscopat, les doctrines hétérodoxes se multipliaient. La gnose avait fait son apparition à Samarie et Simon le Magicien fut l'initiateur du gnosticisme. Saturnil d'Antioche (début du IIe s.) ravalait Yahveh au rang d'« ange créateur » (le Démiurge) et menaçait la société par son mépris pour le mariage et la procréation. D'autres sectes accordaient un rôle particulier au serpent de la Bible.

De multiples systèmes gnostiques se répandaient en Syrie, influencés en partie par les écoles d'Égypte. Dans un mépris complet du corps, les uns conduisaient à l'ascétisme qui troublait la chair, les autres, au contraire, au libertinisme qui la satisfaisait pleinement. Toutefois, ces enseignements restèrent assez limités dans le monde. Marcion (v. 85 – v. 160), au contraire, originaire d'Asie Mineure, allait causer de sérieuses inquiétudes aux chefs de l'Église. Il fut déclaré hérétique et excommunié en 144. Sa doctrine laisse des traces en Syrie jusqu'au Ve siècle.

Au IIIe siècle, la lutte contre le Christianisme prend une ampleur sanglante et systématique. Les Chrétiens de Syrie subissent des persécutions. Le sang des martyrs avait coulé à Damas, à Antioche et à Baalbek. Rome sentait la nécessité d'enrayer les progrès du Christianisme, dont la doctrine non seulement menaçait le culte impérial, mais sapait les bases mêmes de la société antique par l'idée d'égalité qu'elle répandait dans le monde : « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre… Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés… Heureux ceux qui pardonnent, on leur pardonnera… Heureux les purs, car ils posséderont la terre » (Mathieu v, 3). Ainsi un suprême effort allait-il être tenté contre le Christ en faveur du polythéisme gréco-romain.

Septime Sévère[27], originaire de Leptis Magna en Lybie, se fait reconnaître empereur de Rome (193). Pendant ses séjours en Syrie, il fonda une école de droit à Beyrouth où professèrent Ulpien et Papinien qui, tombés en disgrâce et destitués, furent mis à mort, le premier par ordre de Héliogabale, le second par ordre de Caracalla.

Avant de revêtir la pourpre, Sévère avait commandé une légion en Syrie vers 180. À cette époque, il avait épousé Julia Domna d'Émèse (Homs). De cette union naquirent Caracalla puis Geta. Durant son règne, Sévère avait ordonné de courtes, mais violentes, persécutions contre les Chrétiens. À sa mort, survenue en 211, Caracalla assassina son frère pour régner seul. La cruauté rendit tristement célèbre dans le monde romain ce premier empereur originaire de Syrie. Par un édit célèbre, il étendit à tout l'Empire le droit de cité romain et fit construire à Rome les célèbres thermes qui portent son nom. Il fut assassiné en 217 par Macrin, préfet du Prétoire, au cours d'une expédition contre les Parthes.

Julia Mæsa, belle sœur de Sévère, conduisit son petit-fils Héliogabale au milieu des troupes campées près d'Émèse. Cet enfant de treize ans fut salué du titre d'Auguste. Macrin, vaincu dans les environs d'Antioche, s'enfuit en Asie Mineure, où il fut arrêté et décapité. Héliogabale, second empereur syrien, se rendit à Rome l'année suivante. Arrière petit-fils de Bassanius, prêtre du soleil à Émèse, dont il avait hérité les charges sacerdotales, Héliogabale introduisit en Italie les cultes qu'il célébrait sur les bords de l'Oronte.

Le syncrétisme religieux qu'avait préparé Julia Domna et que le nouvel empereur continua, n'appartient pas à la seule histoire de la Syrie, mais à celle de l'Empire. Il en est de même des folies, des orgies et des obscénités rituelles qui se déroulèrent dans la capitale. Ce syncrétisme avait aux yeux des Romains, même les plus ouverts aux idées nouvelles, ce tort inexpiable de subordonner le vieux Jupiter Capitolin à une divinité étrangère qu'il proclama Dieu suprême de l'Empire ; et de plus, il était déshonoré par l'infamie de l'empereur, car celui-ci souillait à plaisir la majesté romaine. Il fut tué (222) dans une émeute et son corps jeté au Tibre.

Elagabal était un bel éphèbe, corrompu dans les moelles par la sensualité effrénée des cultes syriens. Religieux à sa manière, resté prêtre dévot de son dieu, le Baal solaire, et de sa pierre noire d'Émèse, il pratiquait sous la pourpre impériale, assidûment et avec conviction, les rites bizarres et impudiques importés de son pays.

Son cousin Alexandre Sévère, petit-fils de Julia Mæsa, lui succéda (222-235). Prince sage, intelligent et vertueux, son règne fut une réaction contre celui de son prédécesseur. Il commença par réexpédier en Syrie les dieux qui en étaient venus. La population d'Émèse ne lui tint d'ailleurs pas rigueur de cet affront. D'autres soucis occupaient les esprits. Les Sassanides[28] avaient renversé les Arsacides[29] et fondé un nouvel empire perse. Ils menacèrent l'Arménie, puis tournèrent leurs forces vers la Mésopotamie. Alexandre Sévère accourut en Syrie, réorganisa l'armée qui s'était amollie au contact des populations indigènes et arrêta l'avance d'Artaxerxès. Peu de temps après, il fut assassiné alors qu'il combattait les Germains sur le Rhin.

La Syrie n'avait porté que peu d'attention à ce qui se passait dans l'Empire. Le commerce était prospère : la richesse et le luxe satisfaisaient les populations urbaines. Les complots qui faisaient et défaisaient les empereurs les laissaient indifférents, la crainte des Perses empêchait tout autre souci. Philippe l'Arabe, empereur (244-249) qui célébra le millénaire de Rome (248), les avait laissés occuper la Mésopotamie, ce qui mettait à découvert la frontière de l'Euphrate. Il fut vaincu et tué par Decius, qui devint empereur (249-251) et persécuta les Chrétiens en 250.

Shahpur I, roi sassanide de Perse (241-272), atteignit la vallée de l'Oronte et entra à Antioche qu'il livra au pillage (258). L'empereur Valérien (253-260), qui lui aussi persécuta les Chrétiens, se rendit en Orient, prit le commandement de l'Armée et se porta sur l'Euphrate. Il fut battu à Nisibe (Édesse) en 260, fait prisonnier et mis à mort. Les Sassanides reprirent leur progression vers la mer, pénétrèrent dans les montagnes de Cilicie et se heurtèrent aux forces de Baliste et d'Odénath.

Ce dernier était un prince arabe qui régnait sur Palmyre. Cette ville s'était développée sous les Séleucides. Sa situation géographique centrale lui permit de s'enrichir par le commerce, mais aussi de garder son indépendance. Environnée de tous côtés par le désert de Syrie, les armées ennemies n'osaient l'attaquer, et encore moins par surprise. Déjà l'expédition qu'avait montée Antoine pour s'en emparer avait échoué.

Cette ville s'agrandissait dans son isolement. Elle s'administrait comme une république marchande avec un Sénat et laissait une part du gouvernement aux chefs arabes de la contrée. L'un deux, Odénath, vexé du peu de prix que les Perses attachaient à son alliance, se tourna vers les Romains et s'offrit pour protéger les frontières orientales de l'Empire avec ses troupes nomades. Il défendit les intérêts de Gallien, fils de Valérien, contre Macrien qui s'était proclamé empereur avec l'appui de Baliste. Comme récompense, Odénath reçut le titre de Commandant-en-chef des armées de l'Orient, offert par Gallien devenu empereur (253-268).

Secondé par sa femme Zénobie, il résolut de se tailler un vaste royaume dans les provinces que Rome lui avait confiées. Il fut assassiné par son neveu au moment d'exécuter ce dessin (267). Zénobie continua l'œuvre de son époux, comme tutrice de son fils Vahballath. Elle s'entoura d'hommes de confiance capables de l'aider et de la conseiller. Longin, le philosophe d'Émèse (élève d'Origène[30] et maître du néo-platonicien syrien Malchus, à qui il donna le nom de Porphyre), fut son premier ministre et Paul de Samosate, évêque d'Antioche, l'un de ses amis. Très active, tantôt cruelle, tantôt magnanime, elle avait toujours présent à l'esprit le but qu'elle s'était proposé d'atteindre. La Mésopotamie, la Syrie et l'Égypte reconnurent son autorité pendant quelques années. Orientale, elle savait tout le prix qu'il fallait accorder au prestige. Elle s'entourait d'une cour royale et rayonnait par sa culture, sa beauté et la fermeté de son caractère. Rompue au maniement des armes, elle était aussi chef de guerre et excellente cavalière. Sous son règne, Palmyre devint la ville splendide que laissent deviner les ruines actuelles.

Cet État palmyrénien avait sa civilisation propre, une culture hybride, mi-hellénique mi-sémitique arabe, qui ne s'était jamais fondue dans la civilisation latine. La population utilisait les langues grecque, latine et arabe.

Malheureusement, la durée de cet empire prestigieux fut éphémère. Les empereurs illyriens (268-284) avaient mis un terme à l'anarchie ; ils ramenèrent l'ordre et rétablirent l'unité. Aurélien (270-275), le plus grand d'entre eux, restaura la domination de Rome sur l'Orient. Il vainquit l'armée palmyrénienne près d'Antioche et entra à Émèse, puis s'empara de Palmyre. Il traita Zénobie avec bienveillance, mais fit tuer Longin. Alors que l'empereur rentrait en Italie (273), une révolte éclata. Les troupes romaines revinrent et pillèrent Palmyre. Zénobie, conduite prisonnière à Rome, suivit le triomphe de son vainqueur. Elle termina ses jours à Tibur (Tivoli) près de Rome, entourée du respect de tous.

Dioclétien devint empereur (284-305). Il partagea l'Empire en deux, s'associa Maximien en 286, et lui confia l'Occident, tandis qu'il gardait l'Orient. En 293, pour mieux défendre l'Empire, il établit deux « Césars » : Constance Chlore et Galère, adjoints aux empereurs (les deux « Augustes ») avec droit de succession[31]. Il entreprit alors une vaste réforme militaire, judiciaire, monétaire et administrative, avec regroupement des provinces en diocèses. La Syrie, divisée en neuf provinces, fut englobée dans le diocèse d'Orient.

« L'empereur ne pouvait être partout. Sans doute l'Empire n'était pas plus vaste que sous Trajan ou Adrien. Mais le temps était passé où un seul homme pouvait faire face aux périls. La pression de l'ennemi était trop forte sur tous les points et les armées étaient plus difficiles à maîtriser.
D'autre part, confier le commandement aux généraux, c'était laisser libre cours à ces tentatives d'usurpation qui avaient causé tous les désastres de ces cinquante années. De ses rivaux éventuels, Dioclétien imagina de faire ses collègues et ses successeurs. Il désarmait ainsi leur ambition et il consolidait l'avenir en même temps que le présent. »[32]

À la fin du IIIe siècle, le Christianisme avait fait de grands progrès dans la Syrie du nord. Par contre, il n'avait recruté que peu d'adhérents dans les montagnes et en Palestine. Héliopolis et Gaza restaient attachés à leurs anciens cultes. Sur les conseils de Galère[33], Dioclétien s'était décidé à agir contre ceux qui refusaient de sacrifier aux dieux. Des persécutions de Chrétiens s'ensuivirent vers les fêtes de Pâques. En 303, arriva l'édit dépouillant de leurs charges les fonctionnaires chrétiens, ordonnant la destruction des églises et des livres saints. Ceci dura huit ans, puis parut un édit de tolérance envers les Chrétiens. La persécution reprit sous l'empereur Maximien (306-310), puis sous Licinius Lucinianus (308-324), devenu maître de tout l'Orient en 313 après sa victoire sur Maximien II Daia, maître de la Syrie (309-313).

Constantin, fils de Constance Chlore et gendre de Maximien, fut proclamé empereur en 306 à la mort de son père. Sa victoire contre Maxence, fils de Maximien et empereur romain (306-312), au pont Milvius décida du triomphe du Christianisme. En 313, l'Édit de Milan établit la liberté religieuse. En 324, Constantin vainquit Licinius qui régnait sur l'Orient et complotait contre Constantin, rétablissant ainsi l'unité impériale. Il se posa en défenseur du Christianisme et convoqua en 325 un Concile œcuménique à Nicée (Turquie). Considérant l'Église comme un des principaux soutiens de l'État, il intervint directement dans les questions religieuses. En 325-330, il fonda sur les bords du Bosphore une nouvelle Rome, Constantinople, et y transféra sa capitale.

Renoncer aux anciens dieux était le moyen le plus sûr de s'attirer les faveurs du souverain. La Syrie, à l'exception de quelques villes, devint entièrement chrétienne. Des sanctuaires s'édifièrent de tous côtés pour honorer le Christ et les Saints. Des basiliques s'élevèrent aux lieux illustrés par la vie de Jésus : des fidèles, guidés par Hélène et par Eutropie, mère et belle-mère de l'empereur, retrouvèrent la grotte de Bethléem, la maison de la Cène, le tombeau de Christ et jusqu'à la sainte Croix, dont Eusèbe[34] n'affirmait pas l'authenticité. Antioche s'affirmait de plus en plus comme le grand centre religieux de l'Orient. L'importance de son évêque grandissait de jour en jour en raison de la lutte qu'il menait pour ou contre l'Arianisme. Le Paganisme était vaincu et on s'acharna à en faire disparaître les souvenirs, les « hauts-lieux » et les « arbres verts ».

Sous le règne de Constantin le Grand, la force de l'Empire assura la tranquillité de la Syrie. Shahpur II signa un traité de paix et les populations cessèrent de craindre une invasion des Perses. Le pays connut alors une nouvelle période d'activité économique.

Constantin mourut en 337. L'Empire fut à nouveau divisé. Constance II, fils de Constantin, devint empereur (337-361) et régna seul à partir de 351. Il résida souvent à Antioche, qui devint la capitale de l'Orient. Il favorisa le Christianisme dans l'Empire mais protégea les Ariens. Une révolte des légions de Gaules imposa le titre d'« Auguste » à Julien, neveu de Constantin I. La mort de Constance en 361 évita la guerre et Julien devint empereur. Connu sous le nom de Julien l'Apostat, il abandonna la religion chrétienne et favorisa un paganisme marqué par le néoplatonisme. Ce fut une courte, mais brillante, renaissance des cultes païens. L'empereur tenta une dernière fois de sauver la société antique que la doctrine égalitaire de l'Évangile ruinait. Il mourut en 363 en combattant les Perses en Mésopotamie.

Succédant à Julien, Jovien (363-364) s'empressa de faire la paix avec Sargon, roi des Perses, et lui abandonna les pays conquis sous Dioclétien. À l'intérieur, il reprit la politique religieuse de Constantin et restaura les privilèges de l'Église.

Valens, empereur (364-378) associé à son frère Valentinien, empereur d'Occident (364-375), gouverna l'Orient. Il se rallia à l'Arianisme et dût faire face en Occident à l'invasion des barbares. Pendant ce temps, l'attention des Augustes et des grands fonctionnaires ne se portait plus sur la Syrie. Le pays s'appauvrissait, les exactions du fisc entravaient le travail et le brigandage redevenait un moyen d'existence. Valens dirigea sur le Danube toutes les forces qu'il put rassembler, fut vaincu par les barbares wisigoths près d'Andrinople (Edirne, Turquie) et tué le soir de sa défaite. L'Orient passa aux mains de Théodose I, proclamé Auguste en 379. Il fit du Christianisme une religion d'État (380) et interdit toute pratique païenne. L'assassinat de l'empereur Valentinien II (375-392) ajouta l'Occident à ses possessions. Une dernière fois, et pour une très brève période, l'unité de l'empire romain était rétablie. Quand il mourut en 395, Théodose le Grand laissa l'Orient à son fils aîné Arcadius (395-408), l'Occident au cadet Honorius (395-423).

La domination de Rome sur le monde avait pris fin. La scission entre l'Orient et l'Occident était consommée. Les coutumes asiatiques avaient pénétré l'Italie. Auguste avait gouverné en respectant les formes républicaines. Dioclétien, puis Constantin, avaient régné en souverains absolus. Cette évolution était achevée quand Théodose mourut. La Syrie allait devenir l'une des principales provinces de l'empire byzantin qui, s'il voulait avoir force et puissance, devait délaisser l'Occident et concentrer ses efforts en Orient.

* * *


 

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[1] Cf. Flavius Josèphe (37-100 apr. J.-C.), historien juif, et Strabon (v. 58 – v. 22 apr. J.-C.), géographe grec.

[2] Cf. E. Renan, Histoire des origines du Christianisme.

[3] Il s'agit du même Flavius Josèphe, mort en 100 apr. J.-C., qui finit par s'installer à Rome, où il rédigea sa Guerre des juifs.

[4] A. Choisy, Histoire de l'architecture, t. I.

[5] Sacrifices : cérémonies par lesquels les païens purifiaient une personne, une ville ou un champ.

[6] Archit. : ornement ayant la forme d'un feston de feuilles de vigne et de grappes de raisin.

[7] Constructions souterraines destinée à recevoir les sépultures.

[8] Contenau, La civilisation phénicienne : Art funéraire.

[9] Le caractère d'« impur » s'applique non seulement à l'être impur lui-même, mais à tout ce qu'il touche (Cf. Lev. xv. 26).

[10] Eau sacrée des Anciens ; eau de baptême (voir note 5).

[11] Myth. gr. : fils d'Agamemnon et de Clytemnestre. Il tua sa mère, de concert avec sa sœur Électre, pour venger son père et fut poursuivi par les Erinyes, ou Furies.

[12] Déesse de la fécondité, originaire d'Asie Mineure.

[13] De canope : vase funéraire.

[14] Ou Atys : dieu Phrigien, compagnon de Cybèle.

[15] F. Graillot, Le culte de Cybèle.

[16] Myth. gr. : épouse de Cronos, fils d'Ouranos et père de Zeus.

[17] Nom donné à sept empereurs romains : Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle, Verus et Commode.

[18] Science de la formation des objets célestes.

[19] Généalogie et filiation des dieux.

[20] Huby, Christus, ch. IX.

[21] Le prince du Mal, opposé à Ormuzd, dans la religion de Zoroastre.

[22] Fr. Cumont, Les Mystères de Mithra.

[23] Ancienne ville de Phrygie, célèbre pour son sanctuaire de Cybèle.

[24] Lucien de Samosate, De dea syria.

[25] R. Dussaud, Introduction à l'histoire des religions.

[26] Du gr. gnôsis, connaissance : système de philosophie religieuse dont les partisans prétendaient avoir une connaissance complète de Dieu.

[27] Les Sévères : dynastie romaine (193-235) qui compta cinq empereurs romains (Septime Sévère, Caracalla, Geta, Elagabal et Alexandre Sévère).

[28] Dynastie qui régna en Perse de 226 à 651.

[29] Ou Parthes, dynastie qui régna en Perse de 250 av. J.-C. à 220 de notre ère.

[30] Exégète et théologien, né à Alexandrie (v. 185 – v. 253), père de l'Église grecque.

[31] Afin qu'il n'y ait pas confusion dans l'esprit du lecteur concernant certains noms et dates indiqués ci-après, il faudrait simplement se rappeler que Dioclétien, devenu empereur en 284, avait institué la « Tétrarchie » (du grec tetra, quatre), organisant l'empire romain, divisé entre quatre empereurs : deux « Augustes » et deux « Césars » régnant simultanément sur l'Empire, avec droit de succession.

[32] G. Bloch, L'Empire romain, ch. VI.

[33] Empereur romain (293-311), gendre de Dioclétien.

[34] (Saint) Pape en 310.

 

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